jeudi 11 juin 2015

TU ME DIS QUE...

 
Tu me dis que…
 
Non, rien. Finalement, passé le traditionnel « Bonjour Docteur », tu restes silencieux. Alors j’imagine, j’essaie de deviner.
 
J’aimerais que tu me dises car je ne me sens pas à l’aise pour te poser d’emblée la question. Et puis à quoi bon ? Cela va-t-il radicalement changer cette consultation ? Tu l’as probablement répétée tant de fois ton histoire, tu as croisé tellement de regards interrogatifs. Et tous ces visages qui se retournent discrètement sur toi dans la rue. Habituellement ici, tu n’as pas besoin de faire l’effort de rabâcher. Ton médecin te connaît. Il sait. Il suit la famille, tes parents, ton frère aîné. Dans le village tout le monde sait plus ou moins, peut-être moins que plus. Mais aujourd’hui ton médecin n’est pas là, alors c’est un autre médecin qui ne sait pas, un médecin plus jeune, pratiquement du même âge que le tien. Aujourd’hui, le médecin c’est moi. Je ne sais rien, mais même sans être médecin il est aisé d’imaginer. Quoique. Serais-tu né ainsi ? Une malformation de naissance ? Oui pourquoi pas ? Mais laquelle ? Ou alors une complication lors de l’accouchement ?

 
Je ne sais rien, j’aimerais savoir, je n’ai pas envie de regarder dans ton dossier, je préférerais que tu me dises que…

 
Il y a ce que j’ai vu et ce que je vois. Ta démarche en arrivant, tes gestes hésitants. Il y a maintenant ce que j’entends. Des mots hachés, saccadés, des syllabes entières qui ne veulent pas sortir de cette bouche en plein effort. Tu me rappelles quelqu’un, quelqu’un d’autre, quelques autres, présents dans mon esprit par leur corps ou par leur âme. L’insouciance de cet ado parti à tue-tête défier son destin sur un pari à la con pour revenir amoché comme un Grand Corps Malade. Tu me rappelles ces scènes de chienne de vie. La jovialité de ce gamin fleur à la bouche, fauché à jamais par un salopard de chauffard sans permis qui s’est pourtant permis. Permis de tuer. Sur la banquette arrière, ça s’amuse, ça chante, ça boit, ça bai…, ça baigne, tout baigne. Le conducteur flanqué de son A au cul pour accélérer sur le chemin de la vie se croit immunisé contre le boulevard de la mort. Alors il accélère encore. Une puis deux puis trois gorgées de whisky, une puis deux puis trois bouffées du joint qui tourne de bouche en bouche, de bouche à bouche. La vie est courte, il faut en profiter, s’amuser un peu. Il faut désinhiber les esprits de la bande. Histoire de tenter sa chance avec la timide brune reluquée discrètement dans le rétroviseur. Crissements de pneus. Envie pressante contre un platane au tronc imposant. Une puis deux puis trois gorgées, une puis deux puis trois bouffées. On repart profiter de la vie de plus belle. Elle est courte la belle vie. Pour plus en profiter encore, il faut accélérer. Crissements de pneus. Esprits désinhibés, corps désintégrés contre un platane au tronc encore plus imposant que celui sur lequel le jeune conducteur venait de pisser ses excès. Sur la banquette arrière, ça hurle, ça pleure, ça saigne. La vie ne sera jamais plus comme avant alors même qu’on ne sait pas encore qu’à l’avant, la vie n’est déjà plus, tout simplement.

 
Tu ne m’as toujours pas dit, mais ce sont ces scènes que je vois ou imagine à travers toi. Mais toi, c’est quoi ? Vu ton âge et ton handicap, probablement l’un de ces drames. La question me brûle les lèvres. Un petit clic de souris, ton dossier médical s’ouvrirait à l’écran, je dirigerais mon regard vers la case « Antécédents » et je saurais immédiatement. Peut-être. Mais le soin, est-ce cela ? Uniquement cela ? Ne vais-je pas modifier notre relation aussi courte soit-elle si je vais à la pêche aux informations sans attendre que tu me les serves éventuellement, sans t’en donner la possibilité ? Si tu décides de ne pas me les donner, tu as tes raisons, tu en as le droit, nous ne sommes pas dans une situation d’urgence, tu ne te mets pas en danger en ne me donnant pas la cause de ton état.

 
Tu ne me dis pas, justement parce que tu imagines peut-être que le petit clic de souris m’a permis de savoir. Alors tu penses que je sais. Depuis le temps qu’on parle de ce fameux Dossier Médical Personnel, certains patients sont persuadés que tout est inscrit sur la Carte Vitale. Au risque de les décevoir, il n’y a rien de vital sur cette carte. Qu’en sera-t-il le jour où le médecin ouvrira la vie numérisée du patient avant que ce dernier n’ait ouvert la bouche ? Quid de la relation soignant-soigné ?

 
Tu me dis que le moral est très fluctuant, les journées sont parfois longues, surtout au milieu de la grisaille hivernale. Les minutes s’écoulent, tu te livres un peu plus. Je me sens plus à l’aise. Nous nous sommes apprivoisés, mis en connexion. Avec difficultés, je t’aide à te hisser sur la table d’examen. Tu t’allonges. Tu souffles. Je me lance. J’ai l’impression que c’est le bon moment pour te poser quelques questions plus précises. C’est sans doute à cet instant que tu comprends que je ne sais pas.

 
Tu me dis que c’est arrivé il y a une trentaine d’années.

 
Tu avais un an et quelques mois. Ton père était parti travailler. Ta mère s’affairait aux tâches ménagères. Toi et ton frère d’un an ton aîné jouiez à l’étage. Tu marchais depuis peu. Et c’est arrivé ainsi. Violente chute dans les escaliers, la tête a cogné, autour du cerveau ça a saigné.

 
Tu me dis que c’est ton frère qui t’a poussé. Tu me dis que… On m’a dit que… J’ai entendu dire que… Les « on-dit »… Ni flic ni juge, juste médecin. Ce n’est ni mon rôle ni le moment de faire la lumière sur cette histoire. C’est avec celle que tu me livres et qu’on t’a livrée que nous avons à composer le temps de cette consultation. Mais je ne peux empêcher des tonnes de questions d’investir mon for intérieur. J’imagine l’impact de cette histoire sur la relation fraternelle, maternelle, paternelle, la relation de couple, les relations, questions, suspicions dans le village, le poids de la culpabilité des uns et des autres. Cette version de ce drame rebondit contre d’autres histoires vécues ou entendues. L’une d’entre elle m’a particulièrement marqué. Il s’agit d’une jeune mère fortement soupçonnée d’avoir secoué à mort son enfant de quelques mois. J’en profite pour relayer ce message : 
  
 

Même si les examens complémentaires pratiqués orientaient franchement vers un syndrome du bébé secoué, la jeune femme hurlait son innocence allant jusqu’à affirmer qu’elle avait au contraire tout fait pour sauver son enfant.

 
Arrêt sur image.

 
Après avoir médicalisé et judiciarisé l’histoire, on pourrait à cet instant la médiatiser : Folie meurtrière ? ou la « psychiatriser » : Bouffée Délirante Aiguë ? On pourrait surtout la graver dans le marbre et dans la chair de cette maman jusqu’à la nuit des temps.

 
L’autopsie de l’enfant révélera une pathologie cardiaque à l’origine du décès. Les premiers examens complémentaires montraient effectivement les lésions d’un enfant secoué, secoué par une mère affolée de voir son enfant perdre connaissance, perdre la vie. Les fractures costales étaient de véritables fractures, comme on peut tous en créer lorsqu’on jette toutes nos forces dans un massage cardiaque maladroit.

 
On entend souvent dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Mais quand la vie de certains est salie par une fumée sans feu, il est bien difficile de s’en détacher.

 
Et toi ? Tu m’as livré ton histoire, cette version enkystée depuis une trentaine d’années que je connais désormais seulement depuis quelques minutes. Je regarde ton bras à demi-mort, ta jambe amyotrophiée à travers laquelle j’aperçois l’image d’un garçonnet poussant son petit frère dans les escaliers. S’il ne t’avait pas poussé, qui serais-tu ? Comment serais-tu ? Où serais-tu ? Il t’a peut-être bousculé accidentellement ? Ne peux-tu pas être tombé seul ? Seuls, oui vous étiez seuls apparemment, sans témoin. Depuis une trentaine d’années ton frère aîné porte-t-il seul ce fardeau, cette responsabilité ? Face à ce drame, à l’affolement et la culpabilité de ne pas vous avoir surveillés, ta maman n’a-t-elle pas cherché à se disculper en donnant cette version jamais contestée ? Seuls, sans témoin, la fatigue, deux enfants en bas âge qui crient, qui pleurent, qui hurlent. Le self-control, le ras-le-bol, se calmer, s’énerver, s’isoler, exploser, la pulsion extrême… Et si tu avais été un bébé secoué il y a trente ans ? Il y a l’histoire de cette maman soupçonnée à tort. Il y a probablement au contraire des histoires insoupçonnées ? La fumée, le feu, ne pas salir à vie. Ni flic ni juge, juste médecin. Pas si facile.

 
Nous avons passé une bonne demi-heure ensemble. J’ai tenté de t’écouter, t’accompagner comme j’ai pu, avec ce que tu m’as dit et qui a engendré de nombreuses questions, celles que je t’ai posées et toutes les autres que je ne t’ai pas posées. Une dizaine d’années après notre unique rencontre, ce sont des questions que je me pose encore et que je me poserai encore. Ce qu’on dit, raconte, écrit, transforme, déforme, résume, le vrai, le faux, le doute. On doit composer avec tout ça. Je pense que si je ne me posais jamais de questions, des questions maladroites, des questions secrètes, des questions dérangeantes, interdites, si je ne doutais pas, je serais un médecin encore plus dangereux que je ne le suis.

 
Je t’ai aidé à te relever. Tu as planté ton regard dans le mien. Nous nous sommes serrés la main. Je t’ai observé partir brinquebalant. J’ai alors cliqué sur la souris pour ouvrir ton dossier au cas où LA et L’UNIQUE vérité y soit inscrite. Dans la case « Antécédents » quelques lignes décrivaient les lésions et les séquelles de ton accident. Rien sur les causes. Avec ou sans informatique, la consultation aurait donc sensiblement été la même et c’est mieux ainsi. Nous avons à composer avec ce que les patients nous disent, avec tout ce qu’ils ne nous disent pas, avec ce qu’ils savent et ne savent pas. Avec ce qu’ils croient savoir, ce que nous cherchons à savoir et à faire croire. Il faut peut-être accepter de ne pas tout savoir, apprendre à ne pas tout contrôler, tout renseigner. C’est sûrement vrai pour la médecine comme pour tout le reste. A l’heure d’une numérisation croissante de la vie des uns et des autres dans tous les domaines, il est sans doute important d’en avoir tous conscience.


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