vendredi 11 septembre 2015

ROSE = SIGNE PATHOGNOMONIQUE DE DREPANOCYTOSE


8 h 00 : après avoir enfilé mon accoutrement de docteur, salué Rosy l’infirmière d’accueil des urgences pédiatriques m’indiquant que tout est calme, je file monter les escaliers quatre à quatre pour rejoindre la salle de staff.

 
La chef de pédiatrie n’est pas encore arrivée. Un rapide coup d’œil à la tronche de mon confrère en fin de garde m’indique qu’il n’a sans doute pas beaucoup fermé l’œil de la nuit. C’est à mon tour de prendre son relais mais avant cela, il doit encore nous présenter les enfants qu’il a hospitalisés ainsi que ceux qui ont posé souci.

 
Le staff est ce moment particulier durant lequel j’ai une oreille pour les transmissions de mon confrère, et l’esprit à l’étage du dessous où j’imagine que les dossiers des petits patients à voir commencent à s’accumuler. Je suis là pour 24 h 00 de garde alors évidemment, si ça commence à bouchonner dès le début ça me stresse. Mais j’ai toute confiance en l’expérience de ma collègue Rosy infirmière à l’accueil qui n’hésitera pas à m’appeler durant le staff si besoin.

 
Le staff se termine, je n’ai pas été appelé par Rosy. Je redescends tranquille Mimile à l’accueil. Plusieurs familles attendent. Rosy a estimé qu’il n’y avait rien d’urgent, que ça pouvait donc attendre la fin du staff. J’entre dans le box de consultation. Je m’installe, avec mes petites manies, un stylo à bille noir, mon marteau à réflexes là, mon stétho ici, etc… Dans un angle sournois de mon champ visuel, sans doute assez proche de l’angle mort, quelque chose me dérange. Ma surrénale entre en action, l’adrénaline se répand de façon réflexe, tachycardie, fais chier. Je dirige mon regard vers la pile de dossiers des petits patients qui m’attendent. Pourquoi Rosy ne m’a pas appelé ? D’habitude, elle appelle pour ça ! Au milieu des dossiers jaunes, il y a un dossier rose. C’est cette chemise de carton rose qui a aussitôt déclenché cette petite décharge d’adrénaline. Je regarde rapidement les différents motifs de consultations des autres dossiers. C’est décidé, le dossier rose passera en premier. Mais nom d’une pipe, pourquoi Rosy ne m’a pas appelé ?!

 
Avant de venir exercer dans ce service de pédiatrie aux Antilles, j’ai remis à jour voire mis à jour tout cours certaines de mes connaissances. Je suis allé fouiller sur le net, j’ai imprimé des pages et des pages de recommandations, j’ai pécho des protocoles d’urgences sur des sites dédiés. Parce que honnêtement, après plusieurs années éloigné de l’exercice hospitalier que j’avais seulement connu en tant qu’interne, j’ai un peu beaucoup passionnément à la folie flippé à l’idée d’y remettre les pieds mais cette fois-ci en tant que toubib.

 
Parce qu’elle peut être sournoise, parce que j’y ai rarement été confronté, parce qu’une histoire dramatique a récemment eu lieu dans le service, la drépanocytose fait partie de ces pathologies que j’appréhende particulièrement. C’est une maladie de l’hémoglobine, constituant principal du globule rouge permettant le transport de l’oxygène dans le sang. Pour en savoir plus sur cette pathologie, voici une explication accessible à tous : https://www.orpha.net/data/patho/Pub/fr/Drepanocytose-FRfrPub125v01.pdf

En général, les dossiers des enfants ayant déjà été hospitalisés dans le service sont ressortis des archives lorsqu’ils reviennent consulter aux urgences. Les dossiers sont jaunes. Sauf dans un cas. Lorsque les enfants sont drépanocytaires, leur dossier est rose. Voilà pourquoi pour moi dans ce service, le dossier rose est devenu un signe pathognomonique de la drépanocytose. Un signe pathognomonique est un signe qui à lui seul permet de faire le diagnostic d’une pathologie car il est exclusivement retrouvé dans cette pathologie. Le plus connu de tous les étudiants en médecine ou presque est le signe de Koplik (petits points blancs sur la muqueuse des joues) qui permet de diagnostiquer cliniquement une rougeole.

 
Donc là, je sais par association réflexe qu’au milieu de cette pile de dossiers, le dossier rose est celui d’un enfant drépanocytaire. Son motif de consultation est une fièvre. C’est l’enfant que je m’apprête à examiner le premier en me demandant encore pourquoi Rosy, habituellement si fiable, ne m’a pas appelé… Une fièvre chez un drépanocytaire quand même quoi ! Voyons Rosy !

 
L’enfant sage comme une image, beau comme un cœur, entre accompagné par sa maman. Nous l’appellerons Robin, Robin des îles. Ils sont tous deux sereins. C’est vrai que vu la pathologie, les hospitalisations sont sans doute fréquentes, ils s’y sont habitués…

Pendant que j’examine Robin, je les interroge lui et sa maman. La fièvre ? Depuis combien de temps ? Elle est montée à combien ? D’autres signes ? Une toux ? Un essoufflement ? L’état général ? L’appétit ? Des douleurs ? Je questionne, je cherche, j’inspecte, je palpe.
 
Le dossier rose est posé sur le bureau. Je ne l’ai pas ouvert, je n’ai pas encore vérifié le type de drépanocytose, la dernière prise de sang, le dernier taux d’hémoglobine, la dernière hospitalisation. D’ailleurs, question hospitalisations, à y regarder de plus près, l’épaisseur du dossier m’indique qu’elles ne semblent pas avoir été si nombreuses que ça. Et Rosy ? Elle m’fait la gueule Rosy ou quoi ? J’suis pas l’pire des toubibs quand même ! J’lui dis bonjour à l’infirmière le matin quand j’arrive, MOI… Même les secrétaires je les salue le matin, MOI…

 
Bon. Mon petit Robin des îles n’a pas l’air si mal que ça, il tolère très bien sa fièvre. Mais avec la drépanocytose, méfiance. Elle est vraiment sournoise cette maladie, d’ailleurs la plus grave et la plus fréquente porte bien son nom, on parle de drépanocytose SS, deux lettres glaçantes pour moi. L’association réflexe…
 
 
Devant Robin, mon examen clinique terminé, sans rien dire à personne, j’ai plus ou moins dans la tête ce que j’ai appris, lu, relu, ce qui est recommandé sur sa pathologie (la formation professionnelle). Puis viennent s’y mélanger les petits patients drépanocytaires que j’ai eus à prendre en charge avant lui (l’expérience professionnelle). J’imagine que c’est grosso modo de ce mélange que va découler ma conduite à tenir. Bilan sanguin, pas bilan sanguin ? Simple surveillance ? Hospitalisation ?

Si le dernier petit garçon drépanocytaire vu avant Robin envahit trop mon esprit, c’est clair que je vais dégainer le bilan sanguin et envisager l’hospitalisation. Le coquin est arrivé frais comme un gardon alors qu’il avait une taux d'hémoglobine dans les chaussettes. J’étais à deux doigts de le laisser filer. Mais là quand même, il n’a vraiment pas l’air mal du tout ce Robin. Oui mais. A moins que. Au cas où. P’t’ête ben qu’oui p’t’ête ben qu’non.
 
 
Evaluons un peu la situation avec la maman, ça nous éclairera peut-être ? La maladie, le patient, le contexte, tout prendre en compte.
C’est en échangeant quelques phrases avec la maman médusée que je comprends que Robin est autant drépanocytaire que moi je suis accordéoniste. On pourrait aller disséquer un à un ses globules rouges, on ne trouverait pas une trace d’hémoglobine malade.

 
« L’interrogatoire mes petits canards, l’interrogatoire » disait un de mes professeurs à la faculté de médecine.

 
Robin avait effectivement passé un petit séjour à l’hôpital quelques mois plus tôt pour tout autre chose. Ce jour-là, le stock de chemises cartonnées jaunes était sûrement vide, alors on avait pris une chemise rose. Voilà tout. Rosy, mon infirmière préférée ne me faisait donc pas la gueule.

 
Ceux qui viennent de temps en temps sur ce blog savent que je peux parfois être grinçant, pas trop d’impatience ça arrive.
 
Oui parce qu’on pourrait tirer une leçon de cette expérience pour éviter la récidive.


 
Mode dérision et caricature ON. Ou presque

Imaginons l’organisation d’un groupe de travail multidisciplinaire sur la question de la couleur des dossiers d’hospitalisation afin d’éviter les erreurs.
 
 
On pourrait y entendre :

—Oui euh alors en fait, uniformisons les dossiers, une seule couleur pour tout le monde, pas de discrimination.
 
—OK, mais euh alors on prend le jaune ou le rose.
 
—Ben c’est peut-être l’occasion de changer pour éviter les confusions, donc ni l’un ni l’autre et proposons des dossiers de couleur bleue.
 
—Ah non, objection, le bleu ne correspond pas à la nouvelle charte qualité, la direction ne pourra pas valider le bleu, impossible.
 
—Bon ben, réfléchissons chacun de notre côté et revoyons-nous le mois prochain.

 
***
Un mois plus tard :


—Moi, après mûre réflexion, je pense que nous ne devrions pas changer les couleurs, mais plutôt renforcer les équipes administratives ainsi que le personnel de gestion des stocks de chemises cartonnées. Avec un comité de surveillance dédié uniquement aux chemises jaunes, qui sera en permanence en lien avec le secrétariat du service concerné, et le personnel des archives. Le tout sous la responsabilité d’un second adjoint au directeur de l’hôpital qu’il faudra recruter au plus vite.
 
—Euh, ça fait pas un peu beaucoup d’administratifs ça ? Et il faudra doubler les équipes puisque le même type de personnel sera nécessaire pour les dossiers roses. Et ça va coûter cher, très cher !

 
—Non, ce sont les médecins qui coûtent cher ! Entre ce qu'ils gagnent et ce qu'ils prescrivent, c'est infernal !

 
—Ben supprimons deux ou trois postes de médecins pour financer le dispositif alors.

 
—A réfléchir.

 
—Mais au fait, je croyais qu’il était prévu d’informatiser prochainement les dossiers médicaux.

 
—Oui en effet, mais on a pris un peu de retard et il y aura de toute façon une phase durant laquelle à la fois dossiers papiers et informatiques seront utilisés. Donc il est important de statuer sur la question.

 
—Le sous-directeur adjoint n’ayant pu se libérer pour la réunion d’aujourd’hui, il est impossible de statuer sans lui, il faut donc attendre notre prochaine rencontre le mois prochain. Mais une note lui sera rédigée dans ce sens afin qu’il soit mis au courant de nos avancées.

 
—Bien, très bien, alors au mois prochain.

Et ainsi de suite.

Bref tout ça pour dire qu’au-delà de l’histoire anecdotique du dossier rose de ce petit patient, il ne faut surtout pas se laisser berner voire emprisonner par les procédures, dispositifs, protocoles papiers comme numériques. Ils sont utiles, mais gardons notre distance pour ne pas en devenir esclaves. Un peu de bon sens et le juste milieu entre désorganisation totale et rigidité extrême des procédures. Le tout est de se parler pour tenter de se comprendre. Rien ne remplacera le dialogue et l’humain. Ou alors le pire est à venir.

Bonne rentrée à tous.