mardi 16 décembre 2014

BROUILLARD GIVRANT


 
« Maman, tu es toute pomponnée ? C’est bon ? Je passe te prendre dans une heure. On risque d’être en retard. Bisous. »

24/12/2000 et quelques.
Comme chaque 24/12, des gens se préparent pour fêter. Huîtres, foie gras, saumon, escargots, champagne pour les plus chanceux, tout est au frais. Au resto, en famille, entre amis, c’est soir de joie.

Quelque part non loin de là, un jeune homme démarre sa voiture pour passer chercher sa mère à son domicile. Ils se rendront ensuite chez la sœur aînée où le reste de la famille est déjà arrivé.

La journée au cabinet médical fut plutôt calme. Aucune visite à domicile aujourd'hui. Juste un bref passage à l'hôpital local histoire de régler deux trois trucs afin d'éviter que le confrère de garde soit dérangé pour des broutilles sans oublier quelques mots d'encouragements aux soignants de l'institution. Pour le reste, rien de bien affolant :

-La gastro qui tombe au pire des moments : « Evidemment docteur, il fallait que ça me tombe dessus aujourd’hui, j’ai vraiment pas de chance, remettez-moi vite d’aplomb ».

-Le type hyper prévenant : « Vous voyez bien docteur, pendant les fêtes, je risque de manger un peu plus que d’habitude, et de boire un peu aussi, pas que de l’eau, alors je viens vous voir avant, mieux vaut prévenir que guérir. Et entre nous doc, c'est bien connu, vous les toubibs vous faites de sacrés gueuletons au point de vous mettre bien minables, alors vous avez bien des petits secrets de poudre magique pour se remettre vite de tous ces excès non ? »

-Le fidèle broie du noir du 24/12 : « Ces fêtes ! Pfff. Tous les ans c’est pareil. Je déprime, j’ai besoin de vous causer docteur, j’suis tout seul, j’cause à mon chat Grégoire, il ronronne, j’regarde un peu les feuilletons dans l’poste de télévision, mais aujourd’hui j’ai eu besoin de vous causer à vous, j’sais bien qu’vous allez pas m’donner un remède contre la solitude, mais au moins vous m’écoutez, et pis, le 24/12, c’est le jour où elle est partie ».

-Le renouvellement d’ordonnance hyper méga urgent parce que demain c’est le 25/12 et que ces feignasses de médecins seront fermés et qu’après c’est le départ pour Megève et que si c’était la première fois ça passerait mais que c’est pas du tout la première fois et qu’elle veut absolument passer entre deux parce que ça ne sera pas long, une simple formalité, juste à appuyer sur l’onglet « imprimer ».

Quelque part non loin de là, un jeune homme met son clignotant, puis tourne sur le chemin d’accès menant à la maison de sa mère.

Comme un élève studieux, un garçon bien élevé, je saisis le lecteur à carte vitale pour effectuer la transmission des feuilles de soins électroniques comme me l’a indiqué le médecin remplacé. Je regarde par la fenêtre, la nuit est tombée depuis un bon moment. Je me lève pour fermer les volets. Un épais brouillard givrant vient d’envahir les rues désertes. Mes yeux d’enfant imaginent le Père-Noël surgir en traineau rempli de cadeaux. Je regarde ma montre. J’ai hâte de rentrer, de retrouver les miens, de manger et de boire un verre. Je n’aime pas rouler à travers l’épais brouillard givrant. Quelques images de scènes vécues lors de mes gardes d’externe au SAMU me reviennent. L’angoisse de ce que l’on va trouver au détour de ce virage. Le gyrophare à peine visible dans l’épais brouillard. La lumière des phares du véhicule de gendarmerie braquée sur deux véhicules broyés. Un conducteur incarcéré qui hurle sa terreur, un passager sur lequel des pompiers jettent toutes leurs forces alors que tout est fini, plus rien à espérer. Je frissonne. Quand l’angoisse me prend, j’ai froid. Plus que quelques dizaines de minutes, et je pourrai fermer la porte du cabinet, taper le code de l’alarme, et rouler embrasser ma femme, câliner mes enfants.

Quelque part non loin de là, le moteur du véhicule du jeune homme est encore chaud. Il enjambe les escaliers quatre à quatre. Il entre dans la maison de sa mère qui a plutôt intérêt d’être prête pour la soirée.

Dans ma tête, je suis déjà en mode OFF. Le cabinet est désert, le grand calme. L’élève studieux aurait bien envie de ne pas attendre le coup de sifflet final pour déguerpir. J’y vais, j’y vais pas ? A peine le temps de me poser la question, le coup de fil de dernière minute y répond à ma place. L’appel que l’on redoute fréquemment, celui qui donne l’impression que le fait d’y penser fortement le provoque. La sonnerie mielleuse, espiègle, que tu aimerais ne pas entendre. Tu ne veux pas décrocher, mais tu décroches. Après les renseignements cliniques, le médecin régulateur du SAMU me donne le nom ainsi que le numéro de la rue où je dois me rendre. La maison est au bout d’un chemin. Les pompiers sont sur les lieux.

Quelque part non loin de là, je suis attendu à l’intérieur d’une maison où un jeune homme est venu chercher sa mère pour passer la soirée du 24/12 en famille, chez sa sœur aînée. Une heure plus tôt, ils avaient conversé quelques minutes au téléphone. Il sortait de la douche, elle se pomponnait.

Vérifier au fond de cette sacoche de cuir vieilli que tout y est, matériel, et surtout documents indispensables. Trois coups de clé avant de pouvoir enfin démarrer ma vieille bagnole dans ce froid de canard. Souffler un peu d'air chaud dans le creux de mes mains gelées. Puis, le temps que mon parebrise dégivre légèrement, un rapide coup d’œil sur ma carte pour ne pas tourner en rond trop longtemps. En route.

Foutaise ! Dans l’épaisseur de ce brouillard, impossible de distinguer le nom comme le numéro des rues.

Le semblant de lueurs bleues du gyrophare des pompiers m’indique finalement le bon chemin.
Ambiance « série TV ».
Sur le bord de la route, des voisins, des curieux. Les flics arrivent. L’adjoint au maire en charentaises et à la poignée de main vigoureuse est déjà là.

Le fils, blême, semble être conscient de la gravité de la situation, mais il fait face. Le médecin n’a pas encore donné son verdict. Espérer, toujours, jusqu’au dernier moment.

Un chaleureux pompier m’invite à le suivre. Nous passons par le garage faiblement éclairé afin d’accéder à la cave. Pour ne pas heurter les plus sensibles je tairai ici les détails de la scène que je découvre, gravée dans mon esprit comme si c’était hier.

J’inspecte les lieux tout autour. Je lève les yeux dans l’étroitesse de cette descente d’escaliers. Je réfléchis quelques instants.
Je sais pertinemment que ça arrangerait certains que je signe ce certificat de décès au plus vite. Tout du moins l’adjoint au maire qui du haut de son honorable fonction m’indique que cette pauvre femme est tout bonnement tombée dans les escaliers, banal accident aussi triste soit-il. J’avais bien senti au moment de lui serrer la main que le fait d’être un tout jeune médecin remplaçant avec une gueule d’adolescent n’allait pas plaider en faveur d’une grande crédibilité de ma part à ses yeux. Peut-être s’agit-il effectivement d’un banal accident domestique, une simple chute. Mais ici, malgré la pression, l’émotion, le contexte, c’est moi le médecin, c’est moi qui décide, c’est moi qui certifie. Lutter pour être objectif, ne pas être influencé, et servir cette pauvre femme le mieux possible, même s’il n’y a plus rien à faire. Les lésions sur ce corps sans vie laissent imaginer la violence des chocs. Est-elle tombée ? L’a-t-on poussée ? A-t-elle été frappée avant la chute ? Autant de questions auxquelles je ne sais répondre, contrairement à l’adjoint au maire… Et il y a cette série de cambriolages dans le secteur ces derniers jours. Cette maison isolée au bout d’un chemin, terrain idéal pour des voleurs surpris par la présence de la propriétaire ? Vraiment trop de questions, trop de suspicions pour signer ce certificat de décès et classer l’affaire. Ma décision est prise.

Je remonte, la gorge serrée, rencontrer le fils de cette femme. Je lui annonce la nouvelle dont il se doute forcément. Il s’effondre. J’écoute et reçois sa souffrance. "Il y a une heure à peine, je lui parlais encore. Pourquoi ? Comme ça, aujourd'hui, mais pourquoi ? C'est impossible, c'est un cauchemar, réveillez-moi !"

Un peu plus tard, après avoir roulé à travers cet épais brouillard givrant en écoutant à tue-tête Back in black d'ACDC au point de me prendre pour un Angus Young enragé histoire de recharger les batteries, je rentre à la maison.
J’embrasse ma femme, je câline mes enfants. La journée est derrière moi, la soirée est devant moi, motus et bouche cousue, avalons ces images d’une gorgée, digérons cette souffrance sans broncher, sortons le champagne, fêtons ! Comme si de rien n’était…

Fixer sa coupe quelques secondes. Observer les bulles remonter à la surface avec hâte. Avoir conscience plus encore que d'habitude que la vie peut éclater aussi vite qu'une de ces bulles. Humer d'autres effluves spiritueuses dans les parages. Ne pas oublier que boire plus que de raison ne permet pas forcément d'oublier. Finir par sourire, puis rire avec les siens. Profiter des bons moments.

Demain matin, le brouillard givrant devrait s’être levé. Les rayons du soleil caresseront la blancheur des paysages. Le Père-Noël aura distribué des cadeaux aux uns. La foudre de la vie aura frappé chez d’autres. Un jeune homme rêvera de s’extirper d’un sommeil imaginaire pour oublier un horrible cauchemar. Puis lentement, la nuit tombée, dans les rues désertes, de tout son long s’étalera de nouveau un épais brouillard givrant.


lundi 8 décembre 2014

LES TROIS MEDECINS (Episode 3/3)


Les deux épisodes précédents sont ici :



Médecin hospitalier :

On pourrait croire que ça va aller vite car tout le monde sait ce qu’est un médecin hospitalier et tous les médecins passent par l’hôpital (alors que tous les médecins ne passent pas forcément en ambulatoire). J’ai tout de même deux trois trucs à préciser et à dire. Premièrement, il est assez amusant de constater que dès qu’on porte une grande blouse, un sthéto autour du cou et qu’on déambule dans les couloirs d’un hosto, tout ce qu’on dit et fait à plus de poids que dans un cabinet de généraliste libéral et ne parlons même pas d'un bureau de consultation de médecin de PMI. Même si sous la blouse, il y a exactement le même toubib. On peut répéter que l’habit ne fait pas le moine tant qu’on veut, c’est pas si vrai. J’ai donc exercé dans un hôpital au sein d’un service de pédiatrie où quand on dit à une maman que le petit n’a besoin que de lavages de nez, ça a beaucoup plus de poids que partout ailleurs. Grosso modo, mon activité se répartissait pour trois quarts  de mon temps aux urgences pédiatriques et le dernier quart dans le service d’hospitalisation. Je ne parlerai que de l’activité aux urgences car à vue de nez, au moins 80 % des consultations relevaient de la médecine générale. Qu’un médecin généraliste assure ces consultations n’était donc finalement pas un non-sens, on peut en revanche se questionner sur le bien-fondé de ces consultations en ces lieux. J’ai en tous les cas fait de mon mieux pour conserver ma casquette de généraliste. Je veux dire par là qu’il me semble que mon expérience de généraliste libéral m’a permis d’éviter parfois de me barricader derrière des examens complémentaires comme des prescriptions médicamenteuses injustifiés voire nocifs. J’ai le sentiment mais ce n’est qu’un sentiment, que plus nous avons un plateau technique à disposition, plus nous perdons notre sens clinique voire notre bon sens tout simplement. Prescrire une CRP chez un enfant souriant bien coloré avalant goulûment son biberon malgré une fièvre plutôt bien tolérée car on ne sait jamais…, je trouve ça con, inutile, coûteux et chronophage. Prescrire une Xième radio à un gamin simplement pour rassurer les parents qui viennent une fois par mois aux urgences parce que ça va plus vite que chez leur médecin traitant, sans se poser la question des conséquences futures de ces irradiations, ça me fout les boules. Je ne veux surtout pas laisser entendre par là que les médecins hospitaliers sont nuls, loin de là, mais on peut reconnaître qu’il y a comme partout ailleurs un certain formatage et certains automatismes de prescriptions pas toujours judicieux qui pourraient peut-être être diminués grâce à un passage systématique de tous les futurs médecins par un exercice ambulatoire à l’écart de toutes facilités liées à un plateau technique disponible 24 h sur 24.

Pour 80 % de mon temps, ma casquette de généraliste aux urgences pédiatriques me suffisait, et très sincèrement, pour le reste, j’étais plus qu’heureux d’être épaulé puis relayé par un confrère pédiatre du service. L’état de mal épileptique, l’asthme aigu grave, le syndrome aigu thoracique chez un drépanocytaire, et tous les autres trucs à la con qu’on n’a jamais vus sur lesquels les grands docteurs vont s’arracher les cheveux pendant des semaines, ben avec mes guiboles tremblantes, mes claquements de dents et la trouille de faire dans mon froc, j’étais vachement content de les trouver les confrères spécialistes hospitaliers. Voilà un atout de l’exercice hospitalier, le travail d’équipe. Echanger, discuter des situations difficiles ou pas, s’enrichir de la pratique et des expériences des uns et des autres, être épaulé dès qu’on est dépassé, quel confort ! Je parle d’équipe médicale, mais aussi paramédicale. La première personne à recevoir et prendre en charge l’enfant aux urgences de ce service était l’infirmière +/- puéricultrice. Les consultations aux urgences sont sensiblement organisées de la même façon qu’en PMI, avec le fameux binôme « infirmière/médecin ». C’est un double regard, des conseils supplémentaires et complémentaires, un confort, une plus-value indéniable.

Quant au statut de médecin hospitalier que je n’ai pas encore évoqué, je le trouve plutôt confortable aussi. Par rapport à certains, je ne suis peut-être pas très gourmand, mais mon salaire me convenait. Il faut dire qu’après celui de médecin PMI, j’avais sans doute l’impression erronée d’être devenu le roi du pétrole. J’avais certes pas mal de gardes, mais avec des repos de sécurité, pas mal de congés payés, des RTT ainsi que des jours de formation.

Voilà ainsi le témoignage tout à fait subjectif des tiraillements entre les trois médecins qui n’en font qu’un.

Pour conclure, il n’est pas impossible que si un jour un bel amalgame était confectionné pour réunir ces trois médecins, je réfléchisse à m’installer pour exercer à nouveau la médecine générale, ce pour quoi j’ai été formé. En d’autres termes pour être précis, si demain on me propose d’exercer la médecine générale alliant prévention et soins, en équipe avec d’autres soignants, sans me soucier de la gourmandise de Miss URSSAF et de ses copines, en reconnaissant et valorisant mon rôle dans le vaste monde médical, il serait alors possible que je ne pense pas seulement le matin en me rasant à m’engager. D’une façon plus générale, je suis persuadé et depuis un bon moment maintenant que toute autre politique de santé qu’une réelle, digne, ambitieuse valorisation et réorganisation de l’offre de soins de 1er recours n’est qu’un sparadrap souillé sur une jambe gangrenée.

Mais quand je lis les propos parfaitement décortiqués par Fluorette de l'ex-indétrônable
se(a)igneur de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie (dont le récent successeur ne fera que poursuivre l'œuvre), ce sous-fifre des divers ministres de la santé de bien maigre pointure issus de la basse cours sarkozyste comme hollandaise.   Ou encore quand j'entends ceux de cette méprisante et insupportable Catherine Lemorton qui nous prouve que la sidérante nullité n'empêchera jamais d'accéder à de hautes fonctions. Oui, quand de loin j'observe tout ce beau monde grassement payé par nos impôts pour démanteler méticuleusement un système qui pourtant semble encore faire de nombreux envieux, je me dis que rien n'est gagné, mais que l'espoir est mince car tant est déjà perdu... Heureusement, il n'est pas interdit de rêver.

PS : toutes mes excuses les plus sincères au confrère à qui j'ai osé chaparder le titre de cette série de trois billets.

vendredi 5 décembre 2014

LES TROIS MEDECINS (Episode 2/3)

 
L'épisode 1 se trouve ici : Les trois médecins (Episode 1/3)
 
... Même si encore aujourd’hui je pense que le métier de généraliste est formidable, son statut ne me convenant pas, je suis allé voir ailleurs ce qui se passait.
 
Médecin territorial :

C’est quoi cette bête ?

Un médecin territorial est un médecin exerçant au sein de la fonction publique territoriale. En ce qui me concerne j’ai opté pour bosser en Protection Maternelle et Infantile. Je suis donc devenu un fonctionnaire parmi d’autres payé par un conseil général. Basta la CARMF, l’URSSAF, le paiement à l’acte et tout le reste. J’ai conservé ma casquette de généraliste et me considère toujours faire partie du système de soins de 1 er recours puisque le médecin PMI assure des consultations qui contrairement aux idées reçues sont ouvertes à toutes les classes de la population à condition d’être âgé de moins de 6 ans. Ce sont essentiellement des consultations dédiées au suivi pédiatrique courant et non au curatif. On nous le reproche parfois, mais c’est ainsi, l’âge comme l’orientation de ces consultations dépendent de la loi, point barre. Le médecin de PMI intervient également dans les écoles maternelles pour réaliser des bilans de dépistage, faciliter l’inclusion d’enfants porteurs de handicap ou de pathologie chronique. L’avantage de ce type d’exercice est qu’il se pratique en équipe. Mes consultations se déroulent par exemple systématiquement en binôme avec une infirmière puéricultrice. On a le temps d’écouter, de rassurer, d’expliquer, de conseiller. La puéricultrice est le principal « équipier » du médecin PMI, ce sont deux professionnels complémentaires qui apportent autant à l’un qu’à l’autre. Ce n’est pas le médecin qui du haut de son piédestal ordonne à l’infirmière ce qu’elle doit faire. Très honnêtement et très humblement, les infirmières puéricultrices m’ont beaucoup appris et je suis aujourd’hui persuadé que de nombreuses consultations lorsque j’exerçais en libéral auraient gagné à être effectuées avec et même pour certaines d’entre elles uniquement par une infirmière puéricultrice. Je ferais la même remarque pour l’autre professionnelle qui constitue une équipe PMI : la sage-femme.

D’une façon générale, la question de la délégation de tâches est me semble-t-il abordée par l’angle de la pénurie de médecins, et sous-entend parfois une diminution de la qualité des soins. Les propos du type : « Le gynéco sait mieux faire que la sage-femme , le pédiatre sait mieux faire que le généraliste, le généraliste sait mieux faire que l’infirmière » sont réguliers. Tout cela est bien péjoratif et je ne suis pas d’accord. Je pense que nous sommes tous des soignants avec des champs de compétences complémentaires qui peuvent parfois se croiser. C’est donc à mes yeux une formidable opportunité à saisir et investir tant pour les professionnels que pour les patients. Rien ne vaut un petit exemple pour illustrer le propos. Malgré quelques notions de base apprises sur le tas plus qu'à la faculté de médecine, je suis une buse dans le domaine de l’allaitement maternel. J’ai pu remarquer que bon nombre de confrères généralistes comme pédiÂtres ne valent guère mieux que moi, médicalisent beaucoup la question au point de faire foirer le truc. Une maman allaitante ne tirerait-elle donc pas plus de bénéfices à consulter une infirmière puéricultrice mieux formée et plus compétente dans ce domaine pour l’accompagner ? Bref, je referme cette parenthèse pour reprendre ma casquette de médecin territorial.

Je précisais que toutes les classes de la population peuvent consulter à la PMI. C’est ce qui se passe concernant ma consultation, d’autant que la démographie en pédiatrie libérale du secteur a fondu comme neige au soleil. Il y a évidemment beaucoup de précarité et ces derniers temps, celle-ci a plutôt augmenté contrairement à l’offre pédiatrique dans son ensemble (que celle-ci soit exercée par des pédiatres libéraux ou hospitaliers comme par des généralistes). L’atout du travail en PMI est de pouvoir offrir ces consultations aux plus démunis, et leur proposer l’aide de nos collègues assistantes sociales (professionnelles dont j’aurais eu régulièrement besoin lorsque j’exerçais en libéral). Une fois de plus, contrairement aux idées reçues, il s’agit là d’une aide, d’un soutien, car on entend trop souvent que la PMI « place les enfants ». Je n’ai personnellement jamais placé un enfant… En revanche, le jour où il me semble nécessaire de faire un signalement d’enfant en danger, je le fais, mais comme n’importe quel autre médecin qu’il soit libéral ou hospitalier doit le faire, ni plus, ni moins.

Il ne faut pas s’attendre à gagner une fortune en exerçant ce métier, mais chacun voit midi à sa porte. Basta l’URSSAF, la CARMF, etc, mais bonjour les week-ends, les RTT, les congés payés, pas mal de formations financées par l’employeur, etc. Bon en vrai de vrai, le salaire n'est pas terrible, j'ai même osé parler de foutage de gueule ici. Je me demande parfois si le principal point de divergence entre la jeune génération de généralistes et l'ancienne n'est pas le désir du salariat pour la première pendant que la seconde s'agrippe sur son statut libéral tellement galvaudé qu'il n'a désormais de libéral que le nom. Si la voie du salariat se calquait sur la médecine territoriale, les djeunes cons rêveurs seraient alors vite refroidis pendant que les vieux cons leur lanceraient ardemment le terrible : "on vous avait prévenus !".

Comme certains médecins généralistes libéraux, un médecin PMI peut recevoir des internes de médecine générale en stage, ce que je fais et apprécie beaucoup tant pour le désir d'apporter un peu aux futurs médecins que de recevoir d'eux et de me remettre en question.

Ce qui me manque le plus ? La variété de l’exercice de la médecine générale auprès de patients âgés de 0 à 100 et quelques années.

Ce qui me manque le moins ? Miss URSSAF (entendre le statut libéral).

Ce qui est drôle (ou pas) ? Observer et chercher à comprendre les rouages du fonctionnement d’une institution qui ressemble finalement à l’Etat mais en modèle réduit. Un conseil général possède à sa tête un Président qui fait vivre la démocratie locale via une assemblée d’élus (les conseillers généraux). Les décisions des élus et les missions de la collectivité sont mises en œuvre par une administration et des services dotés de grands chefs, de moins grands chefs, de petits chefs, de plus petits chefs, de encore plus petits chefs, de sous-chefs, de sous-sous-chefs, du chef du papier, du chef des gommes, du chef de la machine à café. Tout ce petit monde de chefs est épaulé par un chef adjoint, voire deux. Organisation imparable pour diluer les responsabilités et faire culpabiliser en silence les petites mains de ces services dès que quelque chose dysfonctionne. Evidemment et une fois de plus je suis impardonnable puisque je caricature et fais un peu d’humour grinçant mais pas que. Venant du monde libéral, ce fut pour moi un peu le grand écart. Et de toute façon, apparemment ça va changer en mieux ou en pire je n’en sais rien, puisque Fanfan la rose pâle a décidé de réformer tout ça.

Ce qui est pénible ? Ne pas forcément être reconnu par l’impitoyable monde médical très schématiquement hiérarchisé de la façon suivante :

Grand 1) Ce qui se fait de mieux, l’exemplarité : la médecine hospitalière

Petit 2) Ils sont vraiment nuls voire dangereux mais on les veut partout et tout le temps : les médecins généralistes libéraux

Tout petit 3) C’est qui eux ? Ils ne servent à rien ces planqués de fonctionnaires : les médecins PMI (j’imagine que c’est un peu ça aussi pour les médecins scolaires)

Alors qu’on sert tous à quelque chose et qu’on s’enrichirait à mieux se connaître et à mieux travailler ensemble…


Bref, comme le curatif et l’action me manquaient un peu, et qu’avant tout je suis un incorrigible éternel insatisfait, je suis encore allé voir ailleurs ce qui se passait. Du tout petit 3, je suis passé au Grand 1.
 
 
 
"On peut répéter que l’habit ne fait pas le moine tant qu’on veut, c’est pas si vrai."
 
"Qu’un médecin généraliste assure ces consultations n’était donc finalement pas un non-sens, on peut en revanche se questionner sur le bien-fondé de ces consultations en ces lieux..."
 
 "...barricader derrière des examens complémentaires comme des prescriptions médicamenteuses injustifiés voire nocifs..."
 
"...toute autre politique de santé qu’une réelle, digne, ambitieuse valorisation et réorganisation de l’offre de soins de 1er recours n’est qu’un sparadrap souillé sur une jambe gangrenée..."

mardi 2 décembre 2014

LES TROIS MEDECINS (Episode 1/3)



Les trois médecins ?

Plus précisément et comme le suggère l’illustration pleine de modestie ci-dessus, il sera question des trois casquettes de médecin que j’ai eu l’occasion de porter jusqu’à maintenant. Dans une série de trois billets, je vais tenter de décrire sommairement ces fonctions, d’en détailler très subjectivement les avantages et inconvénients, et d’en tirer quelques réflexions très personnelles. Simple témoignage, petits commérages, rien de plus.

Avant tout, il me semble utile de préciser que je suis généraliste et fier de l’être. La voie de la médecine générale a pour moi été choisie et non subie. A la fin de mes études, je désirais profondément quitter le milieu hospitalier pour voler de mes propres ailes, dans MON cabinet libéral.

Médecin libéral :

J’ai exercé en tant que généraliste remplaçant. Issu d’une promotion de carabins dans les années de grande rudesse du numerus clausus, non effrayé par le fait de m’éloigner de la grande ville universitaire sans m’exiler pour autant dans un trou paumé, faut pas exagérer, je me suis rapidement constitué un petit pool équilibré de médecins à remplacer régulièrement. J’ai donc très vite travaillé autant que certains généralistes installés s’octroyant régulièrement quelques moments de répit, en jonglant entre différents cabinets de petites villes et de campagnes, entre exercice isolé et exercice groupé, consultations sur et/ou sans rendez-vous, avec ou sans secrétaire, ou encore avec secrétariat à distance. J’ai même tenu plusieurs mois de suite la « boutique » d’un médecin contraint de s’arrêter pour raisons personnelles. J’ai ainsi pu vivre au plus près le quotidien d’un médecin installé.

 

Ces années constituent à ce jour ma plus belle expérience professionnelle. Humainement, intellectuellement, ce fut très riche et j’ai beaucoup d’anecdotes en tête, quelques

histoires de chasse, ainsi que de nombreuses leçons à tirer de ces années. Preuve en est : une bonne partie des billets partagés sur ce blog comme ici ou  est inspirée de ces expériences.


J’ai en revanche eu beaucoup de mal à m’adapter au statut de médecin libéral. Livre « recettes-dépenses », BNC, 2035, AGA, CARMF, Taxe Professionnelle, compte professionnel, tout cela m'a rapidement gavé.

 

Je crois que la pire fut Miss URSSAF, quasiment la première que tu rencontres lorsque tu débarques dans le fabuleux monde de la médecine libérale. Pourtant au début de notre union, Miss URSSAF était plutôt charmante et peu gourmande. Mais avec le temps, on change, le charme s’estompe, et les assiettes finissent par voler. Face à ses longs et surprenants silences, tandis que j’attendais avec émoi ses courriers auxquels j’avais pourtant fini par m’habituer tant par leur contenu que par leurs dates fatidiques, j’ai régulièrement tenté de l’appeler pour recoller les morceaux, en vain. Un beau jour, la grognace a fini par redonner des nouvelles via une mise en demeure, et toc ! Amour consommé, plus de pitié.
 
Un médecin généraliste libéral doit être capable de trouver un juste équilibre entre d'une part un nombre d’actes suffisant pour honorer ses charges tout en gagnant convenablement sa vie, et d'autre part l’exercice d’une médecine qui lui convient et qu’il considère comme bonne. Beaucoup semblent y arriver, moi pas, je reconnais cette lacune. Il m’arrive parfois de m’en énerver au point de devenir maladroit en affirmant haut et fort qu’avec ce système, pour bien gagner sa vie, il faut faire de la médecine fast-food, donc de la médecine de merde. Caricatural et arrogant j’en conviens, alors tout mon profond respect à ceux qui travaillent vite et bien.
 
Personnellement, je n’ai pas eu la force de résister à l’engrenage infernal : engranger de l’argent-faire gaffe aux charges-en garder pour soi-en refiler de plus en plus-donc voir de plus en plus de patients-et ainsi de suite. A partir du moment où lorsque le soir je rentrais chez moi en me demandant non pas si j’avais bien fait ou pas mon boulot ni ce que j’avais fait d’intéressant mais combien j’avais vu de patients, j’ai dit stop. Quelque chose ne tournait pas rond. Je n’ai donc jamais (peut-être pas encore qui sait car quand je serai grand…) posé ma jolie plaque dorée de docteur.
 
Avec le recul, je persiste à penser que le principal élément m’ayant fait fuir ce métier que pourtant j’aime est le paiement à l’acte. Conclure chaque consultation par cet échange argent/ordonnance me rendait mal à l'aise. Je me sentais parfois contraint de faire une prescription pour justifier mon gain. Comme si tout ce qui s'était déroulé avant, à savoir l'interrogatoire, l'examen clinique, les explications, le fait de rassurer, conseiller, tout cela était gratis, et que seule la prescription de médicaments méritait mon chèque ou mon billet. Alors que paradoxalement, dans le déroulé d'une consultation, c'est sans doute en pharmacologie que j'ai été le moins et le plus mal formé durant mes études...
Je me souviens avoir remplacé des médecins s’étant engagés sur le chemin des prémices d’un autre mode de rémunération avec l’option médecin référent. Il s’agissait de laisser le choix aux médecins comme aux patients de contractualiser cette option. Le patient bénéficiait alors du tiers-payant chez son médecin. Le médecin recevait une rémunération forfaitaire annuelle pour chaque patient en contrat référent, s’engageait à tenir un dossier médical digne de ce nom ainsi qu’à ne pas multiplier les actes et maîtriser ses prescriptions. C’était grosso modo une façon de passer du temps avec ses patients sans perdre d’argent. Mais la sournoise complicité entre gouvernants-assurance maladie-certains syndicats médicaux a balayé ce dispositif en moins de temps qu’il ne faut pour le résumer sommairement comme je viens de le faire. Soit. Je me souviens aussi du passage de la consultation de 22 à 23 euros que certains patients considéraient comme « oh ben vous l’avez bien mérité docteur » pendant que d’autres lançaient avec aigreur « pfff, c’est toujours les mêmes qui sont augmentés, l’argent va aux riches ! ».
 
Ainsi, j’avais compris que de façon cyclique, tous les trois, cinq, dix ou quinze ans, ce cycle semblant irrégulier, il faudrait reprendre son bâton de pèlerin pour aller piauner (pleurer en patois) un euro de plus, démarche soutenue par certains patients mais en horrifiant d’autres.

 
Certains défenseurs du paiement à l’acte considèrent qu’il fait partie de la consultation, qu’il est inconcevable de le supprimer, et qu’il permet au patient d’avoir conscience que la médecine a un coût. LA VALEUR DE L'ACTE MEDICAL ! Bof. 23 euros… ça peut aller, OK c’est pas gratos mais ça va, c’est pas non plus la mer à boire si ? Si on veut suivre cette logique, pour bien prendre conscience du coût, autant faire payer chaque passage dans un service d’urgences, ça parlera peut-être plus non ?

 
Bref, petit à petit, je me rends compte que finalement, même la Ministre de la Santé Touraine ne semble pas à l’aise avec le paiement à l’acte puisqu’il est désormais question de généraliser le tiers-payant. C’est la meilleure façon de préserver le paiement à l’acte mais en le cachant : "bouh, cachons nous les yeux entre nos doigts écartés, c’est pas beau mais regardons un peu de loin !"
 
Avant cela, elle avait laissé percevoir une autre preuve de son malaise face à la médecine à l’acte avec son contrat de Praticien Territorial en Médecine Générale (PTMG), arme présentée comme fatale contre la désertification médicale. Le PTMG a pour vocation d’aller exercer en zone sous-médicalisée, là où on manque de toubibs. Mais au cas où le PTMG ne fasse pas suffisamment d’actes au milieu de son désert, la ministre lui garantit une rémunération minimale. Assez drôle non ? J’aurais plutôt imaginé que le PTMG serait submergé d’actes dans ces zones sous dotées et qu’une garantie contre la submersion eut été plus logique, mais je suis loin d’avoir la logique d’un ministre. Malgré nos différences nous avons au moins un point commun : notre malaise face au paiement à l’acte.
 
Même si encore aujourd’hui je pense que le métier de généraliste est formidable, son statut ne me convenant pas, je suis allé voir ailleurs ce qui se passait.
 

Fin du premier épisode.
 

 
Dans les épisodes à venir :
 
Extraits :
 
"Basta la CARMF, l’URSSAF, le paiement à l’acte et tout le reste."
 
"les infirmières puéricultrices m’ont beaucoup appris et je suis aujourd’hui persuadé que de nombreuses consultations lorsque j’exerçais en libéral auraient gagné à être effectuées avec et même pour certaines d’entre elles uniquement par une infirmière puéricultrice."
 
"...des services dotés de grands chefs, de moins grands chefs, de petits chefs, de plus petits chefs, de encore plus petits chefs, de sous-chefs, de sous-sous-chefs, du chef du papier, du chef des gommes, du chef de la machine à café..."


Extraits

"On peut répéter que l’habit ne fait pas le moine tant qu’on veut, c’est pas si vrai."
 
"Qu’un médecin généraliste assure ces consultations n’était donc finalement pas un non-sens, on peut en revanche se questionner sur le bien-fondé de ces consultations en ces lieux..."
 
 "...barricader derrière des examens complémentaires comme des prescriptions médicamenteuses injustifiés voire nocifs..."
 
"...toute autre politique de santé qu’une réelle, digne, ambitieuse valorisation et réorganisation de l’offre de soins de 1er recours n’est qu’un sparadrap souillé sur une jambe gangrenée..."

 


vendredi 21 novembre 2014

PETIT UPPERCUT A LA FACE DU GRAND REMPLACEMENT

Avertissement :
En raison d'un risque élevé de déculturation, ce billet est fortement déconseillé aux plus cultivés d'entre vous.
 

On peut penser que je m’éloigne de la médecine pour glisser sur un terrain bien sombre et dangereux. D’autant qu’il n’est nullement besoin de faire de la publicité à un courant de pensée dont les grands serviteurs s’enorgueillissent de compter chaque jour les innombrables tapis rouges déroulés par les différents médias du pays. Mais aucune inquiétude à avoir. D’une part parce que les quelques arguments avancés ici seront tous tirés de mon illégitimité assumée autant que de mes méticuleuses imprécisions. D’autre part parce que la médecine ne sera jamais très loin du sujet. Quant à une éventuelle publicité, je dirais qu’il est tout simplement moins difficile de faire face à un ennemi dont on connaît le visage, rien de plus. Comme en médecine d’ailleurs, il est sans doute moins difficile aussi bien pour le soignant que pour le patient de combattre un mal que l'on a réussi à identifier.
 
J’avais introduit mon précédent billet en parlant de ramassage de patates. Pendant que certains préfèrent cacher leurs origines paysannes, je les assume volontiers, et oui je le reconnais, j’en suis même fier. On ne peut imaginer ce que j’ai pu tirer de mes observations lorsque petit, je suivais à la trace les sabots de mes « bouseux » de grands-parents. Alors je réitère le procédé pour ce billet qui va tout de suite entrer dans le vif du sujet grâce à l’élevage de lapins de mes aïeux. Je me souviens que pendant que ma grand-mère castrait les mâles, mon grand-père se rendait chez un voisin du village, voire dans un village voisin, à la recherche d’un bon mâle reproducteur. Depuis des lustres on avait observé dans les campagnes que la reproduction entre lapins d’un même élevage menait à des spécimens de plus en plus fragiles, voire à l’extinction de l’élevage. Il était ainsi nécessaire d’apporter le matériel génétique d’un mâle extérieur, d’un étranger, pour au contraire renforcer et préserver l’élevage. Tout à fait intéressant n’est-ce pas ?
 
Il y a quelques années, une thèse est née. Sournoisement, cette thèse fait son petit bonhomme de chemin, distillée tantôt par une personnalité politique, tantôt par un journaliste, puis par un écrivain, etc… Cette thèse, c’est la thèse dite du grand remplacement dont voici ce que rapporte Wikipédia à son sujet :
 
« Le grand remplacement est un néologisme politique introduit par l'écrivain français d'extrême droite Renaud Camus en 2010. Il exprime l'idée qu'à la faveur de l'immigration et des différentiels de fécondité, les « minorités visibles », en premier lieu d'origine noire et maghrébine, tendent à devenir majorité sur des portions en expansion constante du territoire français métropolitain, et que la logique de ce processus est de conduire à une substitution de population au terme de laquelle la France cessera d'être une nation essentiellement européenne. »
 
Si cette thèse venait à se vérifier, la solution pour y remédier serait vite trouvée : fermons les frontières, replions-nous sur nous-même et copulons gaiement ensemble, rien qu’entre nous, afin de préserver le peuple France ! Ouf, nous sommes sauvés.
 
Mouimoui… Moui mais… Moi j’ai la thèse de l’élevage des lapins de mes grands-parents en tête. Donc problème, ça ne colle pas. Bon OK, nous les humains on fait peut-être pas ça comme les lapins, du moins, moins souvent et moins vite, du moins vous, moi ça ne regarde personne. Bref, le truc du grand remplacement, si on se fie à mon histoire de lapins, ben, il en prend un coup dans l’aile non ? (Ou plutôt derrière les oreilles, lapins-oreilles, restons cohérents). Petit risque de fragiliser le peuple France jusqu’à l’extinction paisible non ? OK, il est vrai qu’il est maladroit de nous comparer à la cuniculture.
 
Allez, passons du monde animal au monde conjugal, soyons sérieux un instant. Nul besoin d’avoir fait médecine pour savoir ce qu’est la consanguinité. Je me souviens avoir entendu dire quand j’étais gamin que si un type avait un enfant avec sa cousine, ou pire avec sa sœur, alors l’enfant risquait de ne pas être « normal » (pour rester poli). Comme c’est un truc qui ne se fait pas, alors Dieu les punit. Évidemment, il y a une autre explication qui tient un peu plus la route. Et je n’avais pas eu à l’époque la lucidité pour faire le lien avec les lapins. Il suffit de comprendre qu’une éventuelle anomalie génétique aura plus de risques de se révéler et de se développer en faisant reproduire entre eux les membres d’une même famille. Au contraire, à part quand on n’a pas de bol et même si parfois c’est beaucoup plus compliqué que ça, ce risque sera diminué grâce au brassage génétique, en mélangeant les gènes de gens qui n’ont aucun lien de parenté.
 
Historiquement, l’homme a plutôt cherché à explorer le monde, à découvrir d’autres territoires, d’autres peuples. Bien sûr, cela n’a pas forcément été un long fleuve tranquille, loin de là, mais globalement il a cherché à se mélanger. Entre membres d’une même tribu, puis avec les tribus voisines. Entre membres d’un même village, puis avec les villages voisins. Entre membres d’un même pays, puis avec les pays voisins et même lointains. Je mettrais ma main à couper que si un jour on découvrait des extraterrestres, quelques accouplements verraient le jour. Évidemment, sous conditions d’une physiologie adaptée et d’une plastique non rebutante et encore.
 
Tout jeune et frais interne, j’ai saisi l’opportunité d’accomplir une partie de ma formation de médecin aux Antilles. Quelques années plus tard, j’y suis retourné pratiquer mon métier. D’ailleurs, petite anecdote au passage, lors de mon dernier voyage en Martinique, j’étais assis quelques rangs derrière un certain Éric Z. qui ne volait pas ce jour-là en première classe et qui ne parlait pas encore à cette époque-là de suicide des Français. Heureusement car au milieu de la carlingue survolant l’immensité bleu marine de l’Atlantique, j’aurais vraiment flippé ma race. J’aurais sincèrement préféré voyager en compagnie d’un people (si on peut appeler ça ainsi…) légèrement plus glamour avec lequel je me serais empressé de prendre un formidable selfie aussitôt divulgué aux faux lovers de mon compte Twitter pour montrer à quel point je voyage avec des gens importants à défaut de l’être moi-même mais voilà, le hasard ne fait pas toujours aussi bien les choses qu’on ne le dit. Snif. Je me suis donc tapé durant huit heures de vol cette tête de fouine, ce sinistre clown du PAF qui me donne l’envie de dire que je suis à fond pour la liberté d’expression, à condition de ne pas atteindre l’overdose d’expression… Bon, je voulais brièvement évoquer mon expérience martiniquaise. D’après ce que j’ai compris, vivaient peinards sur cette île magnifique, les indiens Caraïbes. Christophe Colomb (ou un autre) a découvert ces territoires. Les Européens ont pointé leur nez, et la pointe de leurs épées… Les habitants paisibles ont été chassés, exterminés. Des esclaves d’Afrique y ont été envoyés pour travailler. L’esclavage a été aboli. D’autres peuples sont arrivés d’Inde, de Chine. Et parmi tous ces gens, certains se sont mélangés pour donner une population métissée, chabins, coolies, etc… Aujourd’hui, de nombreux Antillais vivent en métropole. Ce bref rappel historique forcément incomplet et imprécis, désolé je ne suis pas historien, montre qu’il y a eu ici le remplacement atrocement douloureux d’un peuple par un autre. Personne ne peut le nier, nous sommes les héritiers innocents de ce passé. La seule chose que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est ne pas oublier pour éviter que ça recommence un jour. Mais quand j’entends certains bons vieux franchouillards n’ayant jamais mis les pieds là-bas, encore moins plongé le nez dans un bouquin d’histoire, affirmer que ces « gens-là » (leurs compatriotes) ne sont que des « nègres fainéants et racistes contre les blancs », en plus de me faire mal comme des lames de rasoirs enfoncées dans les tympans, je me dis qu’on est vraiment à 10 000 lieues de sortir de l’auberge et que les théoriciens du grand remplacement peuvent recruter finger in the nose le gland décontracté le sphincter anal relâché comme jamais.
 
Je sais qu’il peut paraître difficile de percevoir le lien que je commence à tisser entre grand remplacement / Antilles / et médecine, mais patience, ça arrive.
 
Pour argumenter leur théorie, ces types nous amènent justement sur le terrain médical en brandissant les chiffres et le test de dépistage de la drépanocytose. Pour faire simple, la drépanocytose est une maladie génétique entraînant une anomalie de l’hémoglobine touchant principalement les populations d’Afrique, des Antilles, mais aussi d’Inde et du Moyen-Orient. Elle peut encore se retrouver en Grèce et en Italie. C’est vraiment une saloperie de maladie sournoise et douloureuse. Je me souviendrai longtemps de cette magnifique petite princesse de six ans en larmes, hospitalisée pour la énième fois, à qui je tenais la main un soir de garde lorsque j’exerçais il y a peu dans un service de pédiatrie en Martinique. En manipulant des statistiques concernant cette pathologie qui touche justement des gens qu’ils n’aiment pas, les extrémistes tentent de prouver que le grand remplacement est en marche en France. « Tremblez  Français ! Barricadez-vous ! Vite, à l’abri ! Les étrangers nous envahissent, se reproduisent à vitesse grand V, enfantent nos femmes et leur refourguent le gène de la drépanocytose ! C’est affreux ! La preuve, nous sommes obligés de dépister cette maladie qui progresse à vue d’œil sur NOTRE territoire ! ». Bon OK, si vous voulez les gars, mais détendez-vous un peu. Premièrement, petit exemple, les Antillais des Antilles et de métropole que l’on dépiste, ils sont Français hein et depuis longtemps. Ensuite, tous les dépistés aux Antilles ne sont pas forcément des bébés à risque. J’en ai la preuve vivante. Quand j’étais interne en Martinique, j’ai eu un bébé. Il est né à la maternité de l’hôpital de Fort-De-France. Alors que ni ma femme, ni moi ne faisons partie d’une population à risque de drépanocytose, mon fils, petit bébé blanc au milieu de ses charmants bébés conscrits noirs a eu droit au dépistage systématique de la maladie. Et boum, un cas de plus pour faire gonfler les statistiques prouvant l’insoutenable avancée du remplacement. Aux Antilles françaises, le dépistage néonatal de la drépanocytose est systématique, contrairement à la France métropolitaine où il cible les populations à risque.
 
S’offusquer qu’un test de dépistage fiable et utile bénéficie majoritairement à nos compatriotes de couleur (Antillais, Français originaires de zones géographiques à risque) ainsi qu’à nos amis étrangers naissant sur le sol français me fait vomir. Personnellement, j’ai plutôt tendance à m’offusquer lorsque des examens de dépistage se révèlent discutables voire possiblement nocifs.
 
Au-delà de la manipulation de chiffres que chaque camp tente de faire parler en sa faveur et du petit nombril de chacun, je me pose cette question : et si la drépanocytose était un moyen de préserver l’espèce humaine ?
 
Je m’explique.
 
Pendant qu’on s’excite sur l’épidémie liée au virus Ebola (qui mérite bien sûr une grande vigilance, mais pas forcément une dramatisation médiatique), on oublierait presque que le paludisme (encore appelé malaria) tue plus de 600 000 personnes par an dans le monde selon l’OMS (1 million selon d’autres sources). Quand on lit ce que peut raconter le vieux borgne sur Ebola ici, on peut aisément imaginer l’érection voire le priapisme que pourrait lui engendrer les chiffres du paludisme, ces milliers de morts s’observant majoritairement en Afrique, chez des enfants.
 
Mais, y a un mais. Même si ces chiffres sont dramatiquement impressionnants, tous les Africains ne meurent pas du paludisme, et justement, les porteurs sains du gène d’une forme de drépanocytose ainsi que les personnes atteintes de cette même forme de la maladie sont protégés contre le paludisme.
 
Le paludisme est une très vieille maladie, apparue il y a des milliers d’années.
 
La drépanocytose, j’en sais rien. Mais ça me fait penser aux bactéries sur lesquelles tu balourdes des seaux d’antibiotiques. Au bout d’un certain temps, les bactéries résistent et tu sélectionnes une population de bactéries résistantes contre laquelle tu te casses les dents.
 
A l’échelle de l’humanité, à l'échelon de notre belle planète et non pas d’un pays recroquevillé, en imaginant l’avancée du réchauffement climatique et l’éventuelle expansion du paludisme, n’en déplaise aux théoriciens du grand remplacement, ne peut-on pas se demander si cette saloperie de drépanocytose n’est pas un des prix à payer pour préserver l’espèce humaine ? Une sorte de rempart génétique contre laquelle le moustique anophèle vecteur du parasite plasmodium viendrait buter ?
 
Si tel était le cas, ce raisonnement poussé à l'extrême ne serait plus un simple petit uppercut, mais une sacrée belle droite pouvant faire tomber KO l'argument avancé par les souffleurs de braises du grand chaos.


Ces souffleurs aiment nous servir la soupe de la déculturation. Que cette soupe tiède et fade nous vienne de la clique camusienne comme zemmourienne, je ne crois pas une seconde à la déculturation, à cette déculturation-là, étroitement liée à l'immigration qui induirait ce grand remplacement. La culture est une histoire d'héritages, de sentiments, de choix, d'abstrait, de subjectivités, mêlant réalité et irrationnel. Tout cela se multiplie à l'infini, s'enrichit, mais ne doit être ni divisé, ni hiérarchisé. Au contraire tout se rejoint comme les cours d'eau.
Remonter à la source, aux origines. Les origines ?
Dans ma culture, j'ai entendu parler d'Adam et Ève. Croire ou ne pas croire fait partie de l'intime, là n'est pas le sujet. Mais lorsque j'entends un Maghrébin prénommer son fils Adam ou sa fille Hawa, avons-nous une langue, un passé, une culture si différente ? Ne sommes-nous pas de lointains cousins ? Le risque de déculturation est-il si élevé ? Si oui, qui touche-t-il le plus ?
Même sans avoir embrassé des études pour devenir toubib, même issu du fin fond d'un bled paumé, tout le monde a entendu parler d'Hippocrate et de son fameux sermon serment. Mais qui a conscience de toute l'importance de médecins comme Avicenne, moins connu sous le nom d'Abu Ali al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sina (on comprend pourquoi), ou encore Rhazès ? Que serait la médecine, la chirurgie d'aujourd'hui sans l'influence de la médecine arabe (ou perse pour ne froisser personne) d'avant-hier (du Moyen Age) exportée partout en Europe ?
Je pense qu'un lointain cousin arabe aurait bien des choses à m'apprendre si je le laissais me susurrer quelques mots à l'oreille de temps en temps, histoire d'enrichir ma culture personnelle...
Ma culture ou mon inculture médicale ? Que serait-elle sans mes rencontres avec ces médecins étrangers, métissés, ou issus de l'immigration dont je parlais dans ce billet intitulé Etrangitude ? 
 
Pour finir, deux expressions populaires tirées de la classe sociale déculturée à jamais dont je fais partie me viennent à l’esprit :
 
« Je suis mort de trouille » et « L’espoir fait vivre ».
 
Je sais qu’on peut avoir peur de mourir. En revanche je ne sais pas s’il est possible de mourir de peur, mais j’ai remarqué que dès que quelqu’un essaie de provoquer et jouer sur les peurs, il y a généralement derrière ça soit quelque chose à vendre, soit une quête de pouvoir. Donc dans le doute, méfions-nous de ces mauvais joueurs, ces bonimenteurs, mais n’ayons pas peur et positivons pour préserver la vie, mes petits lapins !
 

« … il n'est point vrai que l’œuvre de l'homme est finie
que nous n'avons rien à faire au monde
que nous parasitons le monde
qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde
mais l’œuvre de l'homme vient seulement de commencer
et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur
et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force
et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu'a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. »
 
Aimé Césaire
 
Extrait du Cahier d'un retour au pays natal.




mercredi 8 octobre 2014

JUSTE APRES LE RAMASSAGE DE PATATES



Mon premier stage hospitalier en tant qu'étudiant en médecine s'est déroulé dans un service d'hématologie. C'était juste après le ramassage des patates arrivées à maturité dans un champ de mon grand-père. J'avais eu le temps de me décrasser les ongles, mais le manche de la bêche m'avait corné les paumes à jamais. La transition « rangs de pommes de terre / stage hémato CHU », pas la peine de te faire un dessin. Ce stage m'a marqué. On y recevait les cas les plus lourds de la région : leucémies, lymphomes, myélomes, etc... A voir tous ces malades, toutes ces pathologies, j'ai fini par me demander quand mon tour viendrait. Je me suis rapidement mis à me palper, rechercher la rate, le foie, les aires ganglionnaires, et les testi... oui les burnes aussi y sont passées régulièrement. Le matin au réveil, je traquais la bête, devant, derrière, dedans, partout elle rôdait la charogne. C'était évident qu'elle était là à attendre patiemment le meilleur moment pour attaquer. Si j'avais pu, je me serais prescrit des analyses de sang pour vérifier que tous mes globules restaient tranquilles au moins une fois par semaine, pis une radio pulmonaire aussi tous les 15 jours sans oublier un scanner thoraco-abdominal mensuel. Et si j'avais pu, j'aurais prescrit ça à tous mes proches, à ma meuf, à mes potes, pour pas qu'ils meurent à cause d'une de ces saloperies de maladie qu'on voit en hémato. La vache, que j'étais mieux à ramasser des patates dans le champ de mon grand-père en réfléchissant à tout pis à rien, surtout à rien.


 
Évidemment, j'exagère un peu. Mais je pense que nombreux sont les étudiants en médecine qui, du fait notamment de cette vision biaisée qu’offrent les stages en CHU, passent par ce stade où l'émotion l'emporte sur la raison au point d'avoir peur pour soi et les siens. Quoi de plus normal, de plus humain ?
 
C'est ce que j'ai décidé de baptiser d'un commun accord avec moi-même : le stade pré-pubère du futur médecin.
 
C'est un stade où tu penses qu'être armé jusqu'aux dents d'examens complémentaires te permettra de mitrailler voire de bazouquer des rafales de bons traitements dans l'unique et formidable but de sauver des vies. Le Rambo de la médecine.

 
 
Oui, à ce stade, tu imagines encore qu'un médecin passe ses journées à sauver des vies.

 
Après le stade pré-pubère qui peut parfois durer longtemps chez certains, si longtemps qu'ils n'en sortent jamais, on peut atteindre ou pas le stade pubère.

 
Le stade pubère permet d'acquérir une très modeste sagesse, c'est le stade du questionnement : « Où cours-je ? Où vais-je ? » Mais aussi le stade de la rébellion : « Non, je ne suis pas d'accord, ça n'est pas comme ça qu'il faut faire, ça n’a pas d’intérêt ! » Il peut commencer relativement tôt, dès l'internat pour certains (la puberté précoce), tard pour d'autres, voire jamais. C’est à ce stade que tu comprends qu'à défaut de sauver des vies à longueur de journée, réussir à en préserver et éviter d'en gâcher est déjà un beau challenge. Tu t'aperçois que finalement pour sauver des vies, il fallait plutôt faire sapeur-pompier par exemple. Et même plein d'autres choses n'ayant rien à voir avec la médecine. Ben si, je te jure. Regarde l'ingénieur qui un jour met au point l'airbag dans les bagnoles, il sauve des vies non ? Et pire, le législateur pas toujours véreux qui impose le port de la ceinture de sécurité, il sauve des vies lui aussi non ? Beaucoup plus que bien des toubibs.

 
A condition de bénéficier d’un bon compagnonnage, cette phase de puberté permet également de lever légèrement la tête du guidon pour découvrir qu’à côté de l’exercice d’une médecine de paroisse existe une médecine basée sur les preuves. Ce qu’on appelle l’Evidence Based Medicine dont je reprendrai la définition qui me semble tout à fait juste sur le blog d’un confrère généraliste et seulement généraliste. Voici comment Doc du 16 a repris et adapté la définition de l’EBM :

 
"Intégrer l’expertise interne (l’expérience clinique du praticien) à l’expertise externe (les meilleures preuves disponibles et applicables issues de la recherche) pour mieux prendre soin d’un patient / malade qui a ses propres valeurs et préférences."

 
Il me semble difficile en 2014 d’exercer correctement la médecine sans tenter de faire cet aller-retour régulier entre ce que je pense, ce que j’observe, ce que j’ai appris / ce que les autres pensent, observent et peuvent m’apprendre / ce que le patient pense, observe et peut m’apprendre.

 
Cela me paraît même impossible si l’on ne dépasse pas le stade pré-pubère sus-décrit, stade d’apprentissage qui par ailleurs reste un passage quasi obligatoire et indispensable pour tout médecin.

 
Maintenant que cela est posé et que tu te demandes probablement où je veux en venir, voici deux petites anecdotes que je trouve relativement croquignolettes…

 
La première vient d’un bref échange avec le Dr Christian Lehmann qui relate avoir tenté d’expliquer sur les ondes d’une grande radio à un célèbre urologue acharné défenseur du dépistage du cancer de la prostate par dosage du PSA, l’erreur de cette méthode de dépistage. La réponse de l’urologue fut en substance :
 
 
« Monsieur vous faites de la santé publique, moi je sauve des patients »

 
La seconde anecdote est tirée du tout récent dernier livre de Rachel Campergue traitant du dépistage du cancer du sein par mammographie. Un radiologue responsable d’une association qui propose le dépistage par mammographie dès 40 ans en dehors des recommandations s’offusque dans la presse régionale contre des études pourtant publiées dans des revues respectables comme le British Medical Journal ou The Lancet qui remettent en cause l’intérêt de ce dépistage à partir de 50 ans. Voici ses propos :

 
"On est en train de maximiser un risque qui n’a pas lieu d’être alors que le bénéfice est bien réel. Pourquoi donner la parole à des statisticiens, des personnes qui n’ont jamais vu un malade ? Ça me fout hors de moi".

 
Dans les deux cas (il en existe probablement beaucoup d’autres sur bien des sujets), il s’agit du même type de réponse à savoir « Circulez, y a rien à voir ». Aucun intérêt de lancer le débat, il n’y a pas de débat, pas de réflexion, pas de questionnement puisqu’il y aurait d’un côté des branleurs de statisticiens nullissimes dont on balaie les travaux d’un revers de mains, et de l’autre des médecins cliniciens véritables sauveurs de vies et même de l’humanité toute entière pendant qu’on y est. Cela ressemblerait presque au stade pré-pubère non ?

 
Ce qui est encore plus marrant, c’est que l’un de ces deux médecins est professeur. Un professeur de médecine possède la triple fonction de médecin, d’enseignant, et de chercheur. On peut donc logiquement imaginer que non seulement l’EBM lui parle, qu’il la pratique, mais qu’il est hautement envisageable qu’il participe à son enseignement et même contribue à l’alimenter par ses travaux de recherche. Je suis sans doute naïf, mais je ne crois pas un seul instant qu’en France il soit possible d’accéder au professorat par hasard. Je pense qu’au contraire il faut beaucoup de travail, de compétences et de rigueur pour réussir. Cela ne veut en revanche par dire qu’un professeur possède l’excellence dans tous les domaines de la médecine. Il faut par conséquent probablement éviter de boire toutes ses paroles lorsqu’il s’exprime sur d’autres sujets que celui dont il est censé être la référence. Et lorsqu’il s’exprime sur sa spécialité en refusant tout débat, tout questionnement, qu’il semble avancer avec grandes certitudes car lui seul sauve des vies et les autres sont des cons, je pense qu’il faut commencer à se méfier. Je ne dis pas qu’il a forcément tort, mais qu’il faut au moins se doter d’un minimum de méfiance.

 
Pourquoi n’aurait-il pas forcément tort ?

 
D’une part, dans les deux anecdotes citées plus haut, tous les protagonistes ont le même type d’objectifs :

 
-au mieux sauver des vies quand c’est possible
 
-au pire préserver des vies et éviter de les gâcher

 
Par ailleurs, l’expérience clinique (un des triptyques de l’EBM) de tous est respectable. D’autant plus lorsqu’on est spécialiste de la question abordée, tout du moins normalement...

 
Enfin, comment savoir qui se réfère s’il s’y réfère à l’expérience externe (les meilleures preuves disponibles et applicables issues de la recherche) la plus fiable ?

 
Je suis totalement incapable de répondre à cette dernière question. Je vais me contenter de partager un graphique. Je considère cette histoire très parlante, mais pas assez connue. C’est pourquoi je l’ai déjà évoquée sur ce blog ici .

 
 
Voici l’évolution de la mortalité due à la mort inattendue du nourrisson de 1970 à 2002.

 
Dans les années 70, en se fondant sur une étude concernant des nourrissons nés prématurément, réalisée en milieu hospitalier, des pédiatres hospitaliers ont conclu qu’il était préférable de coucher les bébés sur le ventre. La conclusion a été extrapolée à tous les nourrissons, vivant à domicile.

 
Le conseil de couchage sur le ventre est donné pendant une vingtaine d’années. (Je vous conseille de coucher ainsi car les études disent que… = EBM). Malgré la parole divine médicale, des parents n’ont probablement pas suivi ce conseil. On peut imaginer que certains de ces parents ont d’ailleurs été conspués : « Folie, criminels, inconscience, maltraitance ! ». Certains ont peut-être même été signalés aux services sociaux.

 
On observe pourtant sur le graphique la nette augmentation du nombre de morts inattendues du nourrisson à partir du moment où ce conseil a été divulgué. ( Rappelons-nous à cet instant de ce propos : "Pourquoi donner la parole à des statisticiens, des personnes qui n’ont jamais vu un malade ? Ça me fout hors de moi"...)

 
Dès les années 80, des pédiatres hospitaliers* se questionnent. « Euh, les gars, en fait, si on s’était trompés au sujet du couchage sur le ventre ? Parce que là on dirait bien que les chiffres, les statistiques parlent en notre défaveur ». Voilà une question à creuser. Ils la creusent.

 
Ils présentent leurs travaux lors de congrès de pédiatrie alors que la majorité de la profession reste persuadée du bien-fondé du couchage sur le ventre. Minoritaires, osant contredire des sommités, ils se font huer. (Petit rappel : "vous faites de la santé publique, moi je sauve des patients"...) 

 
Dans les années 90-95, preuves statistiques à l’appui, on abandonne le couchage sur le ventre. Des campagnes nationales d’information sont instaurées pour inciter les parents à coucher leur progéniture sur le dos. Le nombre annuel de morts inattendues du nourrisson est divisé par 4…

 
Cette histoire est intéressante car non polluée par un autre facteur dont je n’ai pas encore parlé : l’influence de l’industrie pharmaceutique et autres groupes de pression.

 
Imaginons ce qui peut advenir lorsque leurs pouvoirs s’exercent directement sur le médecin, ou indirectement en s’infiltrant dans les études. Quid de l’EBM dans ces conditions ?

 
Elle est intéressante car elle incite à toujours conserver un regard critique : les études disent que, prouvent que ? Oui mais disent quoi ? Prouvent quoi ? Qui les a menées ? Sur qui ? Dans quelles conditions ?

 
Ce qui se fait à l’hôpital est important, nécessaire mais ce n’est qu’une vision, automatiquement biaisée, qui ne correspond pas à toute la médecine, à toute la population, donc n’extrapolons pas.

 
Cela justifie par exemple l’importance de poursuivre la construction de la filière universitaire de médecine générale. J’irais même au-delà en parlant de filière universitaire de médecine ambulatoire afin d’alimenter au mieux et de façon exhaustive l’expertise externe de l’EBM. L’intérêt n’est pas qu’une poignée de généralistes pavane avec leur titre de professeur pour imposer leurs dogmes en balayant d’un revers de main d’éventuelles études hospitalières n’allant pas dans leur sens tout en assénant qu’ils sauvent des vies EUX ! Mais plutôt d’avoir des forces vives, des personnes compétentes et motivées pour lancer des études, faire de la recherche dans un domaine où tout reste à explorer, puis débattre sereinement, scientifiquement, confraternellement, dans l’intérêt des patients.

 
En attendant, quoi qu’il advienne, quelle que soit sa spécialité, le médecin continuera à passer par le stade pré-pubère, atteindra ensuite plus ou moins rapidement le stade pubère en étant persuadé que c’est celui de la maturité. Je ne sais pas si on atteint ce dernier stade un jour. La seule chose dont je suis sûr, c’est que les patates l’atteignent elles, et qu’on peut alors aller les ramasser. Je l'ai vu de mes yeux, dans le champ de mon grand père, juste avant mon premier stage en hémato.

* Pr Jean Sénécal, Pr Michel Roussey and co CHU Rennes