vendredi 24 janvier 2014

Le déserteur



Rien ne le prédestinait à la médecine. Absolument rien.

Petit-fils de modestes paysans, des parents n’ayant pas fait d’études supérieures, gamin il avait horreur de l’école et ne rêvait que d’une chose : reprendre la ferme familiale pour passer ses journées au milieu de prés et forêts. Quels fabuleux souvenirs cette enfance passée aux culs des vaches, à plonger dans le foin pour en conserver l’odeur le reste de la journée. Ces générations de poules qui ont fait les frais de son agilité grandissante au lance-pierre. Ses premiers sentiments paradoxaux lorsque, à travers ses doigts légèrement écartés il observait avec fascination et dégoût sa grand-mère dépiauter un lapin dont elle venait de vider le sang pour le civet du dimanche. Comment une femme aussi gentille et attentive avec lui pouvait être aussi froide et cruelle avec ce joli et doux lapin ? Il y avait aussi cette planque indispensable sous la table de la cuisine lorsque les hommes du hameau se rassemblaient pour aller chercher le condamné à mort pendant que les femmes s’affairaient autour des gamelles qui bientôt recevraient son sang. Il cavalait comme un dératé pour se faufiler sous cette vieille table entre les jambes de son arrière-grand-père sourd comme un pot et de son arrière-grand-mère plus guère vaillante. Puis il appuyait ses paumes de toutes ses forces sur ses deux oreilles pour ne pas entendre les hurlements terrifiants du cochon vivant ses dernières secondes au milieu de la cour. C’est peut-être là qu'il a débuté sa carrière de déserteur, va savoir.

Son arrière-grand-père, il l’appelait Pépé Jean. Un poilu de 14-18 bien trop vieux pour remettre le couvert en 39-45 ce qui ne l'a pas empêché d'aller discrètement surveiller les mouvements de l'armée ennemie pour prévenir qui on sait, mais chut, tout cela était bien secret. Tout sauf un déserteur le Pépé Jean. Durant sa longue vie tourmentée, le vieux paysan n'a quasiment jamais rencontré de toubib. Pas besoin, un verre de vieille gnôle tord-boyaux soignait tout. Jusqu'à la fin il aura répété au gamin que plus tard il serait « savant ». Tu parles, le gamin avait horreur de l'école et envisageait d'y passer le moins de temps possible. A la rigueur, la seule école valable à ses yeux était l'école buissonnière.

Le gamin était le premier à se planquer lorsqu’un de ses camarades de classe se blessait. La vue du sang le rendait nauséeux en moins de deux. L’odeur de l’hosto lui flanquait aussitôt cette violente boule d’angoisse au milieu du bide. Pourtant quelques années plus tard, à 18 piges, un bac en poche obtenu avec médiocrité mais la besace remplie de confiance grâce à une belle rencontre, il part traîner ses basques à la fac de médecine. La bonne blague. Entre 8 et 900 « camarades » pour 78 postes ouverts en deuxième année. La règle est simple : devenir un tueur en ingurgitant les cours d'anat. mieux que tout le monde, en recrachant les formules de bioch. comme personne, en physiologisant-biophysiquant-et putain de plein d'autres matières de ouf que tu savais même pas que ça existait à savoir sur le bout des doigts sinon t'es mort et t'auras plus qu'à te les mordre, les doigts. Pendant qu’il a le nez dans ses bouquins pour tenter de ne pas se faire hacher tout cru par un des numerus clausus les plus rudes de tous les temps, ça grogne dans les rues du pays. Automne 1995, le premier ministre droit dans ses bottes prévoit entre autre de casser du toubib pour sauver la vie d’une soi-disant mourante : M’dame sécu.

Printemps 1996, concours 1ère année médecine, 1er essai = échec. Rigole pas.

Un an plus tard, 2ème essai = un pote l'appelle la veille des résultats :

­—Salut vieux, c'est bon, tu l'as, on est pris tous les deux !

—Ouaip vieux c'est ça, t'es con, c'est demain les résultats.

—Mais j'te jure, c'est tombé plus tôt, tu seras toubib vieux, c'est bon j'te dis.

—C'est vraiment pas drôle ! Tu serais en face de moi espèce de bouffon, en toute amitié je te décocherais une droite en pleine face !

C’est impossible, ils ont dû inverser des copies, un bouseux ne peut pas se hisser chez les gradés de la société. Pourtant y a pas à chier c’est écrit noir sur blanc. Allez gamin, va décrasser tes ongles et adoucir tes paumes cornées. Tu es un carabin maintenant. Bon ben, faut y aller, trop tard pour reculer, trop la honte de déserter. L’ivresse de la réussite, c’est décidé, il sera chir. Les certitudes de l’innocence…

Les cours à la fac et les stages hospitaliers s’enchaînent. Rapidement : le grand doute. L’envie de déserter revient. Cette froide caste hospitalo-universitaire, c’est pas pour lui. Fuir, rêver, gambader dans les forêts, louer des planches à voile sur la mer de glace. Ben quoi ? Depuis le temps qu’on nous parle de réchauffement climatique. Retour à la raison, basta l’hosto, il sera médecin généraliste (MG), sans vraiment savoir ce que c’est mais son MG de quand il était petit, il était gentil lui. « Quoi ? Généraliste ? Mais c’est ingrat. Quelle idée ! Devenir généraliste n’est pas un choix, mais une obligation après l’échec au concours de l’internat. Mesdames et messieurs les externes, un peu d’ambition voyons » (discours légèrement caricaturé de certains médecins hospitaliers)

Internat, 3 ans, 6 semestres. Pfiou !!! Déjà 6 ans de fac, 6 + 3 = 9 ans. Repfiou !!! Il ne voulait pas s’attarder à l’école. Bon, par quoi commencer ? Comme pour les repas, par ce qu’il aime le moins comme ça, ça sera fait, bon débarras. Il n’aime pas le CHU mais il faut y passer. Boum : 4 semestres d’affilée en CHU. Et finalement pas d’indigestion. Pire, il y prendrait goût ! Incredible ! Mais non, il va enfin aller voir l’ambiance des cabinets de MG. Trop cool de terminer en roue libre par 2 semestres chez des MG enseignants, ça va être finger in the noze… Après 2 ans en CHU, que peuvent-ils encore lui apprendre les pauvres ? Évidemment rien. Ce sera plutôt l’inverse… Et pis quand il était externe, il y comprenait que dalle aux histoires de MG mais il se souvient avoir vu sur les plateaux télé un pignouf de syndicaliste MG qui se battait pour la revalorisation du tarif de la consultation, c’est bon pour sa future petite entreprise ça. Un MG, c’est ça, un petit entrepreneur qui fait de la médecine fast food. C’est bien connu, les grands chefs étoilés sont dans les CHU. Les certitudes de l’ignorance… Car rapidement, c’est de nouveau le grand doute. Il découvre qu’il ne sait rien de la MG, un autre monde, un nouveau métier. Repartir de zéro à un an de la fin du cursus, putain quelle claque ! Ces généralistes se questionnent sur leurs pratiques, leurs prescriptions, lisent des revues indépendantes, démontent les dogmes inculqués par certains grands pontes. Un nouveau monde, insoupçonné jusqu’alors. Finalement aucun regret, c’est bien ça qu’il veut faire. Les toubibs lui mettent le pied à l'étrier, un véritable compagnonnage. Mais ils semblent préoccupés et le vieil interne qui s’y connaît désormais un peu plus que que dalle dans les histoires de MG les comprend. Ils sont au chevet d'un agonisant pour lequel ils sont prêts à l'acharnement thérapeutique. Mais les autorités incompétentes ont depuis belle lurette décidé sans l’avouer que ce sera l'euthanasie sans discussion ou quelques discussions de façade histoire de rendre moins douloureux l’enculage de plusieurs milliers de généralistes. Le dispositif du médecin référent qui introduisait entre autre une limitation du nombre d'actes, la tenue d'un dossier médical informatisé, une implication dans des campagnes de prévention, une rémunération forfaitaire avec dispense d’avance des frais pour le patient, etc... est guillotiné par un bourreau à plusieurs têtes. Il pourrait quasiment obtenir le statut de mort-né. Car une belle et grande réforme, LA réforme pour sauver le soldat Sécu, va voir le jour. 1995 : on pensait faire payer les médecins, dix ans plus tard on va faire payer les patients, ces nomades, ces fraudeurs, ces abuseurs... seuls et uniques responsables avec la complicité et la complaisance de leurs médecins généralistes du déficit ABYSSÂÂÂL de la sécu... Les DAM (Délégués de l’Assurance Maladie) débarquent dans les cabinets pour donner des leçons aux petits MG de merde qui ne savent pas prescrire et qui eux seuls ont la lourde responsabilité de maîtriser les dépenses. La culpabilité sur patients et MG est en marche. Dans les mêmes moments, le jeune médecin qui se lance dans ses premiers remplacements ne comprend pas bien. Il n’a pas l’impression de croiser tant de nomades que ça, tant d’abuseurs d’arrêts de travail. Au contraire, il voit régulièrement des patients refuser l’arrêt préconisé car ils ne peuvent se le permettre. Pourquoi cette réforme de grande ampleur pour tout le monde alors qu’une minorité de personnes abuse ? Pourquoi faire payer les patients ? Aujourd’hui 1 euro par consultation, et combien demain ? Souffrir plus pour payer plus ? Le dispositif du médecin référent n'était-il pas un choix judicieux pour médecins et patients, une piste à soutenir et améliorer ? Mais non, c'était un truc de gaucho, contraire à la mode qui arrive, le temps du « travailler plus pour gagner plus »...

Le soir lorsqu’il rentre après sa longue journée de travail, le puceau du libéral connaît ses premiers émois : BNC, URSSAF, CARMF, Taxe professionnelle, recettes-dépenses, appel de cotisations, et 1ère mise en demeure causée par un problème informatique bien sûr… (petit vaurien, fraudeur toi aussi va !). Il lit et écoute les nouvelles :

-des médecins généralistes dévissent leur plaque pendant que lui se demande de plus en plus s’il va visser la sienne un jour (alors que les propositions ne manquent pas bien au contraire).

-les déserts médicaux, la faute à ces fainéants de jeunes médecins qui ne veulent plus s’installer, surtout dans les campagnes d’ailleurs. Petite racaille de nantis « fils de » ne pensant pas aux pauvres patients qui ne pourront bientôt plus se faire soigner !

Encore et toujours la culpabilité, la division. Très rapidement il est persuadé qu’appliquer les règles du commerce, de la finance, de l’assurance privée dans le domaine de la santé, c’est tout simplement se faire hara-kiri à petit feu. Rira bien qui rira le dernier… Et les hôpitaux ne seront finalement pas épargnés par cette logique, on va s’occuper de leur sort aux petits oignons avec la tarification à l’activité. L’engrenage infernal. Les MG coupables de tous les maux, le rendement dans les hôpitaux, les patients qui trinquent, qui payent, et qui ne sont peut-être pas au bout de toutes leurs surprises… Il n’y a qu’à voir tout récemment le lancement des bracelets électroniques pour les méchants malades qui ne respectent pas leur traitement ici.

A quand les tribunaux pour récidivistes ? « Alors toi avec ton 2ème cancer, non mais tu le fais exprès, c'est ça hein, t'as pas honte, et le trou de la sécu alors ! Et toi gros porc, t'en es fier de ton 3ème infarctus ? Eh ben tu vas nous le payer ! »

A quand le bonus-malus ? Et la résiliation de contrat pour les assurés les plus coûteux : les grands malades, les vieux et les handicapés ? Sans parler des nomades-fraudeurs-CMUistes, cette vermine à traquer jour et nuit ! « Que voulez-vous, c’est la crise, les temps sont durs, y a plus un sou, il faut faire des choix… » Il n’a jamais aimé les initiales de la Sécurité Sociale…

Le gamin est fier de son diplôme de médecin, de sa qualification de spécialiste en médecine générale qui lui a ouvert plus de portes qu'il ne l'aurait imaginé. La médecine en général, générale en particulier le passionne. Même s’il se boucherait probablement encore les oreilles face aux hurlements du cochon mis à mort, le sang ne l’effraie plus, l’odeur de l’hôpital ne l’angoisse plus. Pourtant il reste dans le camp des faibles, des déserteurs. Parfois il rêve avec toute la niaiserie et les imperfections que peuvent comporter certains rêves. Il doute puis redoute : « suis-je parano ? ». Poursuivi à jamais par un essaim de guêpes voraces, il court comme un dératé sans réussir à avancer. Il n’a pourtant aucune trace de piqûre. « La schizophrénie ? ». Étrange sentiment lorsque, affublé de la belle expression « pivot du système de soins », il a l’impression qu’on lui a méticuleusement savonné la planche devant lui pour le faire pivoter dans tous les sens… Céderait-il à la théorie du complot ? Et si les plus dangereux quenelliers, véritables « antisystème » étaient ceux qui en détiennent les rênes ? STOP, il est devenu complètement fou. Le « c’est pas de ma faute, c’est les autres », ça ne marchera pas. C’est un faible, un égoïste, un déserteur. Lapidez-le avant qu’il ne se prenne pour David Vincent dans Les envahisseurs.

Mais non, tout de même, lorsqu’il regarde vers le ciel, il est à mille lieues d’imaginer rencontrer le 3ème type. Il pense simplement voir une éclaircie. Bien joué mais perdu. Tu peux toujours attendre mon pote. Mauvaise direction. Si tu veux éclaircir une partie de ce qui vient d’être raconté ici et déculpabiliser un peu sur ton statut de patient fraudeur et coûteux, ou de MG malmené, c’est en fait en descendant dans l’obscurité de la fosse creusée par –biiiip- que tu comprendras un peu mieux.

Gamin, sa mère lui répétait sans cesse « Il faut lire mon fils, c’est très important de lire ». Elle ne pensait pas si bien dire. Récemment, il a lu Les fossoyeurs de Christian Lehmann. N’oublions pas que c’est un bouseux devenu médecin presque par accident, il n’a pas l’étoffe d’un critique littéraire loin de là, alors il a décidé de faire un parallèle entre ce bouquin et le parcours de sa petite gueule de médecin généraliste déserteur. Un déserteur qui depuis cette lecture, culpabilise un peu moins. Un médecin qui si le système venait à changer un jour, penserait beaucoup plus souvent que tous les matins en se rasant à rejoindre le troupeau.

« Monsieur le président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être… » Mais oui c’est ça, rêve gamin, l’espoir fait vivre…

Il = le gamin, c’est pas forcément moi hein, pas forcément… Il, c’est lui, à qui j’ai laissé carte blanche tout en lui bridant légèrement le Surmoi. Ensuite j’ai tout de même pris la précaution de barrer ses propos qui pourraient être considérés comme peu courtois dirons-nous. Et si tu n’as vraiment rien compris, c’est presque fait exprès pour te rendre encore plus curieux d’aller lire Les fossoyeurs.

Moi, victime des fossoyeurs ? Mais non voyons, pas du tout. Tout du moins pas la plus à plaindre loin de là.

Allez, il est temps pour moi de déserter la blogo-twittosphère un moment histoire de prendre l’air et me ressourcer un peu. Tu me diras, c’est pas la première fois que je déserte hein même si je pointerai discrètement mon nez de temps en temps pour voir un peu ce qui se dit, s’il se dit quelque chose. Allez, bon vent amigo !

dimanche 5 janvier 2014

Ten years later

Photo du film : Retour vers le futur

10 ans plus tôt, environ

Même cabinet que cette histoire de rate qui s'dilate.

Le Papet entre.

Oui, j’ai décidé de le baptiser comme le tonton de Galinette dans Jean de Florette.
Les senteurs de romarin, le chant des cigales, le soleil ardent, l’art du pointé-tiré d’une folle partie de pétanque à l’ombre des platanes sur la place du village, une splendide Manon ondulant nue sous l’eau de la source. STOP !
Revenons à nos moutons.

Le Papet n’est pas loin de ses 90 printemps et a encore toutes ses dents. Il en paraît 10 de moins, au moins. Grand, sec, le regard comme le pas assuré, endimanché et eaudecologné pour l’occasion, un élégant phrasé, une grande cohérence, toute sa tête le Papet. Il est quand même venu avec son fils, un jeune retraité. Quand tu es petit, tes parents t’accompagnent chez le docteur, plus tard, quand tu retombes en enfance, c’est l’inverse.

Le contact passe tout de suite avec le Papet qui me fait penser à mon Papet à moi. Tu sais, cette génération qui n’a pas usé longtemps ses fonds de culotte sur les bancs de l’école. Allez, jusqu’à 12 ans à tout casser, et qui pourtant sait mieux compter, lire, écrire, parler, penser que toutes ces cargaisons de bacheliers low cost (dont je fais partie hein). Y a des patients comme ça que tu affectionnes dès les premières minutes, presque dès le premier regard. Un peu comme un coup de foudre pour ceux qui y croient. T’y crois toi à l’amour ?

Le Papet c’est ce genre de vieux qui a passé sa vie au cul des vaches, qui a traversé les deux guerres, qui aurait tant à t’apprendre de la vie, à toi le doc qui crois tout savoir mieux que personne sur la vie. Le Papet c’est ce gentil vieux se plaignant rarement comme les autres vieux qui te répètent sans cesse : « Oh vous savez mon brave docteur, c’est pas facile de vieillir ». Ce gentil vieux à qui je n’ai pas besoin de répondre sans cesse ma phrase à la con toute faite : « Oh mais vous savez c’est une chance de vieillir, certains n’ont pas eu cette chance ».

C’est drôle, quand je vois le fils du Papet poser le regard sur son père, j’ai l’impression de voir un père poser le regard sur son fils. Alors, t’y crois toujours pas toi à l’amour ?

Voilà plusieurs semaines que le Papet est gêné par une toux. Il en a connu des toux durant sa vie, alors il sait mieux la décrire que le jeune assistant pneumologue missionné par son chef de service pour faire le cours sur la toux aux jeunes carabins. Le Papet a rarement dérangé le docteur pour une simple toux. Les premiers jours, il a fait comme d’habitude, il a attendu que ça passe. Comme c’est pas passé, il a pris un sirop pour toux sèche, puisque c’est une toux sèche. Toute sa tête le Papet. Puis devant la persistance de sa toux et l’insistance de son fils, il a finalement pris le chemin du cabinet médical en s’excusant dès son arrivée de venir déranger le docteur si occupé par les "vrais malades". Un Ange ce Papet, je te le dis.

Devant la pauvreté de l’examen clinique, la persistance du symptôme, le fils préoccupé, je dégaine la radio pulmonaire. On va rassurer tout le monde comme ça hein (moi compris). Tu vois, c’est pas trop compliqué la médecine.

Putain, bingo, t’as gagné le gros lot, elle pue cette radio. "On va rassurer tout le monde comme ça hein…" que je disais.

Bon, même si on y pense fortement, on ne va pas parler de cancer, il est trop moche ce mot. Tumeur c’est mieux. Tu m’étonnes, ça annonce un peu la couleur (tu/meurs). Non mais t’inquiète pas, y a des tumeurs bénignes, et des tumeurs malignes, ah on est malins nous les médecins. Bon OK, si c’est malin, on va plutôt prononcer le mot carcinome, comme ça personne ne comprend plus rien, on est tranquilles.
Putain ! Fait chier, c’était la première fois qu’on se rencontrait avec le Papet. Et voilà, en voiture Simone, c’est parti pour l’engrenage infernal, pneumo-cancérologue-prise de sang-scanner-bilan d’extension-staff-chimio-repos-vomito-dodo-revomito-troubles neuro-douleurs gastro-arrive plus à faire dodo-trop de bobos-nouvelle chimio…


Quelques semaines plus tard

—Allô le remplaçant du Dr Chouette ?

—Lui-même.

—Bonjour, c’est l’infirmière de l’hôpital local. Vous allez bien ? Vous revoilà parmi nous, c’est bien ça, alors c’est pour quand l’installation ? Vous seriez bien ici. Bon je vous appelle pour un patient du Dr Chouette qui ne va pas bien du tout, c’est bientôt la fin, il est dans l’aile B à la 105. Vous le connaissez peut-être. J’ai dit à la famille que vous passeriez dans l’après-midi.

Entre midi et deux, hôpital local, escalier de l’aile B, tu as déjà deviné qui est à la 105, mais moi je ne le sais pas encore. J’arrive devant la porte. Je frappe. J’entre.

Je ne connais pas cette jeune femme qui se retourne. Par contre ce Monsieur je l’ai déjà vu, manifestement lui aussi à la façon dont il vient me saluer. Ah oui ça y est je le remets, j’ai compris. On a donc la petite fille, le fils, et là dans le lit c’est le Papet.

—C’est bientôt fini n’est-ce pas docteur ? Vous savez, la chimio, il en a bavé. Vous croyez qu’il souffre ? Vous préférez peut-être qu’on vous laisse l’examiner ?

—Euh, ben…

—Oui on vous laisse faire votre travail docteur, viens Amandine.

Je me sens tout con. Je me retrouve seul avec le Papet. Il est inconscient, il respire calmement, les lunettes à oxygène diffusent partout dans la pièce sauf dans ses narines, je les remets en place, histoire de…

Je sors mon stétho et l’ausculte, histoire de…

Je sors mon tensiomètre, histoire de… Histoire de quoi en fait ? Allez doc, range-moi tout ça, personne n’ira raconter que « Ô sacrilège ! Le docteur ne lui a même pas pris la tension »…

Je pose ma main tremblante sur celle du Papet. Les larmes montent. Nan mais ça va pas, ça pleure pas les docteurs, allez, ressaisis-toi mon gars, fais ton boulot ! Mais c’est quoi en fait mon boulot là ? J’ai pas appris ça moi à la fac ? On fait quoi là ? On dit quoi ? On m'avait dit que je serais le médecin de 1er recours, pas celui du dernier... Bon ben on va improviser, le feeling, oh yeah, rock'n roll attitude...


Quelques heures plus tard
 
J’arpente de nouveau les escaliers de l’aile B pour me rendre à la chambre 105. Je frappe et j’entre.

Je pose une dernière fois ma main chaude sur celle du Papet.

Je remplis ce foutu certificat de décès sur lequel je n’ai jamais vraiment su quoi écrire.

Amandine et son père me remercient pour tout ce que j’ai fait, alors que je n’ai quasiment rien fait.


10 ans plus tard, environ

Je me pose régulièrement la question : « Et si je n’avais pas prescrit cette radio ? »

Ben tocard, un autre l’aurait fait, et ta réputation était faite. Ah le tout jeune remplaçant, tu vois, il a pas fait la radio, on a perdu du temps, on aurait pu le soigner plus tôt le Papet, on aurait pu le sauver ça s’trouve.

Et si le sauver avait justement été de ne pas faire cette radio ? Ou plutôt, et si on avait juste fait cette radio sans l’engrenage infernal qui s’en est suivi ? Sans tous ces protocoles incompréhensibles, insupportables, indigestes de chimiothérapie, le Papet n’aurait-il pas mieux vécu et un peu plus longtemps ? A son âge, le jeu en valait-il la chandelle ? Et si et si et si y a qu’à faut qu’on… Non mais je me pose juste cette question, je ne veux surtout pas dire qu’il ne faut jamais faire d’examen ni jamais traiter, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Doucement. Mais parfois, ne faut-il pas lever la tête du guidon et réfléchir avant d’agir ?

Si être médecin c’est prendre en charge un symptôme pour débusquer et traiter coûte que coûte une pathologie, alors j’ai tout bon, 20/20. Toux persistante=radio=cancer=chimio, voilà, le job est fait et pis on meurt tous, faut bien mourir de quelque chose.

Mais si être médecin c’est prendre en compte la particularité d’un patient et tenter de préserver sa qualité de vie, alors je crois qu’on peut se poser cette question. Tu me diras que oui bon ben ça, ça vient avec le temps, c’est l’expérience et ça se fait déjà. Bofbof. Un peu d’accord mais pas que. Pendant 10 ans, on apprend au futur médecin à agir, à prescrire à tout va. Et si on lui apprenait à réfléchir ? Et dans certaines situations avec bien entendu l’accord du patient et des siens qui auront tous eu une information éclairée comme ils devraient toujours l’avoir, lui apprendre à ne rien faire ? Je n’ai pas la réponse mais parfois mieux vaut se poser certaines questions que vouloir à tout prix trouver la bonne réponse.

PS : Il y a longtemps que je cogite la rédaction de cette histoire, mais c’est ce billet poignant du fils du Dr Sachs qui m’a mis un coup de pied au derch pour m’y coller. Ce genre de doc honore la profession. Merci Sachs Jr ;-)