lundi 2 mai 2016

LES PRO STATS ?




Bien qu’ayant pris certaines distances avec la blogo-twittosphère médicale pour de multiples raisons, le désir de rédiger ce billet m’a pris comme une impérieuse envie de pisser. Mais en y repensant une fois soulagé, je crois en connaître l’origine qui n’est nullement un éventuel problème de prostate.

En fait, je voulais rapidement évoquer ici le sujet des probabilités, des statistiques, des risques.

Si je fouille en surface, je crois me souvenir que j’ai mis pour la première fois le nez sur ce thème lorsque j’étais lycéen, probablement en classe de terminale. On devait appeler ça les proba. Il me semble que j’aimais assez bien jouer avec les chiffres, sachant que mon unique objectif était d’être au point pour le bac, persuadé de n’avoir jamais besoin de ces notions après l’obtention du précieux sésame.

Ensuite, on m’a resservi le plateau de ces jeux de chiffres, calculs de risques, labyrinthes de formules, etc… à la faculté de médecine en première année. On appelait la matière : « Biostatistiques ». J’aimais bien cette dénomination parce que ça le faisait. D’ailleurs, entre pseudo-carabins, on ne parlait pas de « Biostatistiques » mais de « Biostats », ça le faisait encore plus ! Là encore, mon unique objectif était d’être plus qu’au point pour le concours, persuadé de n’avoir jamais besoin de ces notions après le passage de la terrible sélection. A l’époque, je comprenais que parmi les enseignants de biostats, il y avait des statisticiens qui étaient là uniquement pour nous hacher menu le jour du concours. Il y avait également des médecins que je considérais du haut de mon banc de fac comme des nullos n’ayant pas réussi à faire une carrière médicale digne de ce nom. Je ne comprenais d’ailleurs pas trop quelle était leur spécialité. Bref, si j’écris là aujourd’hui en tant que médecin, c’est que j’ai réussi ce fameux concours, dont l’épreuve de « biostats », discipline que je ne crois pas avoir retouchée depuis, bien trop occupé à faire de la médecine, de la VRAIE médecine, avec un stétho autour du cou, et tout et tout.

Résultat : je suis donc médecin, ouais, chouette, génial, super mais je suis une triple buse en statistiques alors que cela pourrait me servir donc et surtout servir les patients tous les jours. Beaucoup plus que connaître sur le bout des doigts l’aspect histologique d’une biopsie de l’artère temporale dans la maladie de Horton, bien que le fait de savoir ça, ben ça le fait !

Pourquoi le fait de manier avec aisance les chiffres et les statistiques est-il indispensable à mes yeux ?

Parce que cela me permettrait d’être plus objectif, scientifique et critique dans mes prescriptions, conseils, discours, décisions, lectures.

Fréquemment en consultation, lorsqu’il est question de vaccinations de nourrisson, des parents demandent : « Et vous docteur, que feriez-vous ? » ou encore « Et vous docteur, vos enfants vous leur avez fait ce vaccin ? ». En général, la simple réponse du docteur (qui sait ou laisse croire qu’il sait) suffit à rassurer les parents mais est-ce très professionnel, très scientifique, très objectif, loyal ?

Lorsqu’il est question de prescription de molécules, n’est-il pas judicieux de prescrire celles qui ont statistiquement fait leur preuve ? N’est-il pas judicieux d’avoir quelques billes pour ne pas se laisser enfumer par des statistiques ou des discours trompeurs sur leur efficacité et intérêt (voir exemple en fin de billet*) ?

Quant au domaine du dépistage c’est peut-être là que nous médecins avons à être armés jusqu’aux dents. Entre le désir humain et aveugle des patients en quête d’immortalité, et le probable futur fleurissement de tests en tout genre promettant la vie sauve en plus de ceux qui existent déjà et que vous n’avez plutôt pas intérêt à critiquer sous peine de recevoir la fessée, nous avons à mon avis à acquérir un discernement solide que seul le maniement aisé des chiffres, probabilités, statistiques pourra nous offrir. Je ne vois pas de meilleurs moyens pour apporter de bons conseils à nos patients.

Si, comme le défendent certains, la médecine est un art, alors c’est peut-être l’art d’être le plus scientifique possible dans ses décisions médicales que l’on acceptera et saura adapter en fonction des choix des patients ?

Pour en revenir à mon impérieuse envie de rédiger ce billet, en voici l’origine. J’ai récemment débuté la lecture d’un livre qui je l’espère comblera en partie mes lacunes abyssales sur l’interprétation des chiffres et des risques. Pour l’instant, cet ouvrage m’éclaire, il s’intitule «  Penser le risque - Apprendre à vivre dans l’incertitude » de Gerd Gigerenzer aux Éditions Markus Haller.

Le hasard fait que peu de temps après avoir débuté cette lecture, je suis tombé sur un récent billet de Perruche en Automne traitant du sujet : "Mon test est positif, est-ce que je suis malade ?" http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=4894 . J’en conseille fortement la lecture.

Je sais que lorsque l’on est étudiant en médecine puis pris par la routine et le rythme du métier de médecin, les stats nous passent largement au-dessus des oreilles. Mais maintenant, avec un peu de recul, je me dis que parfois voire souvent, elles pourraient plus et mieux me servir que mon stéthoscope fièrement exposé autour de mon cou.

Je sais que ce « mieux me servir que mon stéthoscope » peut faire tiquer certains, d’autant qu’il s’agit bien là de l’objet emblématique autour du cou qui hisse le médecin au-dessus des autres humains.

Je sais que parmi ceux qui tiquent, certains n’ont pas jugé utile de cliquer sur le billet de Perruche.

Pour tous les autres mais quand même aussi pour ceux qui tiquent voire ne cliquent pas, voici un petit exemple largement inspiré du livre du psychologue Gerd Gigerenzer enrobé à ma sauce.

Imaginons.

Vous êtes médecin et vous recevez en consultation Jessica en larmes.

Jessica a 40 ans, elle est pleine de vie, en parfaite santé, sans aucun antécédents ni personnels, ni familiaux.

Quelques semaines plus tôt, Jessica s’est rendue chez son gynécologue pour un suivi standard. Elle est ressortie du cabinet avec une ordonnance de mammographie de dépistage sans autre explication que le fameux « mieux vaut prévenir que guérir »… Je caricature volontairement, le prescripteur de cet exemple se trouve être gynécologue mais il aurait pu être médecin généraliste, ça aurait même pu être vous complètement sur les rotules à la fin d’une journée harassante de lourdes consultations.

Le médecin prescripteur n’étant pas disponible pour assurer le service après-vente de son acte, vous voici donc en face de Jessica en larmes, avec manque de bol ses clichés de mammographie positifs à la main.

Que dire à Jessica pour qui le monde vient de s’écrouler ?

On peut lui dire que cet examen n’aurait jamais dû être prescrit dans son cas, mais il n’est pas sûr que cela la rassure beaucoup, et voilà, maintenant que c’est fait et que le résultat l’a fauchée en plein vol, on est dans de beaux draps.

On peut être contaminé par sa tristesse et son angoisse, donc amplifier le phénomène et se rassurer soi-même plus que la rassurer elle en demandant de toute urgence des explorations complémentaires. De toute façon, vu son état, on peut comprendre qu’elle souhaite aller plus loin et le plus vite possible mais on peut imaginer qu’elle veuille aussi savoir ce que signifie ce résultat positif. Jessica est-elle atteinte d’un cancer du sein avec certitude ? Ou la probabilité qu’elle en soit atteinte avec ce résultat positif est-elle de 99 %, 95 %, 90%, 50 % ?

On peut mettre son costume de scientifique et lui présenter des données comme on les trouve trop souvent dans les livres et articles médicaux :

-Jessica, ne vous inquiétez pas… Hmmm… La probabilité pour qu’une femme de 40 ans développe un cancer du sein est d’environ 1 %. Hmmm… Si elle a un cancer du sein, la probabilité pour que le résultat d’une mammographie soit positif est de 90%. Hmmm… Si au contraire elle n’a pas de cancer du sein, la probabilité pour que le test soit malgré tout positif est de 9 %. Hmmm… Vous allez mieux ? Vous êtes rassurée ? Hmmmmmm…

En général, avec cette façon de présenter les choses, on a perdu tout le monde, et on n’a rassuré personne. Et vous ? Quelle est la probabilité pour que Jessica avec sa mammographie anormale ait développé un cancer du sein ? 95 % ? 90 % ? Beaucoup plus ? Un peu moins ?

Tic tac tic tac, le sablier est retourné. Posez vos opérations, calculez, torturez-vous l’esprit, perdez-vous dans le labyrinthe des pourcentages. Jessica vous observe avec angoisse, vous le pro des stats.

Voici maintenant une autre façon de présenter les mêmes informations.

Considérons 100 femmes. Une d’elle est atteinte d’un cancer du sein et la mammographie sera très certainement positive dans son cas. Sur les 99 qui n’ont pas de cancer du sein, 9 auront également un résultat positif. Ainsi 10 femmes en tout auront une mammographie positive. Combien de femmes sont-elles vraiment atteintes d’un cancer du sein parmi ces 10 femmes ayant un résultat positif ?

Élémentaire mon cher Watson : il est évident qu’une seule femme sur les 10 dont le résultat est positif a effectivement développé un cancer du sein. Soit une probabilité de 10 % et non 90 %, ce qui change tout de même assez profondément les données du problème de Jessica noyée dans ses larmes non ? (Entre parenthèses, pour le moment, devant ce cas clinique fictif, vous ne devriez pas avoir eu besoin de saisir votre stéthoscope ;-)).

Évidemment, cela ne transforme pas le résultat de la mammographie de Jessica en bonne nouvelle, mais notre rôle de médecin n’est-il pas de fournir des informations claires à nos patients ?

Et surtout, n’est-il pas judicieux de leur fournir ce genre d’informations avant la prescription de ce type d’examen ? Mieux vaut prévenir que guérir…

Carabins, délestez-vous un temps de votre stétho et sprintez assister à vos cours de statistiques !

Patients, si votre médecin vous propose un examen de dépistage, demandez-lui ces quelques informations. Et s’il ne vous en propose pas, vérifiez que la prescription d’un de ces examens ne se soit pas glissée par automatisme, par réflexe parmi d’autres. Je pense par exemple à Robert, 50 ans, venu réclamer à son médecin traitant le contrôle de son taux de cholestérol et qui repart pour le même prix et pendant qu’on y est avec la prescription en sus du bilan lipidique d’un dosage de PSA sans explication aucune sur ce dernier.

Inégalité des sexes oblige, je pense aussi à Rihanna enceinte et radieuse, 25 ans, à 10 000 années-lumière d’imaginer le coup de froid qui l’attend lorsque son médecin lui proposera un triple test pour dépister une éventuelle trisomie 21 entre autres. Je la vois, d’un côté, Rihanna, silencieuse, perdue dans des explications complexes et floues donc terriblement angoissantes. Et je vois son praticien, de l’autre côté, pris par le temps quel que soit son mode d’exercice, empêtré dans la multitude de choses qu’il doit gérer en plus de la proposition obligatoire de ce test.

Bref. Donc nous médecins, devrions-nous devenir des pros des stats ? Je ne l’espère pas car en ce qui me concerne, il y a un sacré boulot. Mais tentons tout de même d’être les mieux outillés possible pour avoir les idées claires histoire d’accompagner convenablement nos patients.

*Un dernier petit exemple pour la route dont l’âme est tirée de ma lecture du moment :

Prenons le médicament P dont le but est de faire diminuer le taux de cholestérol de personnes présentant une hypercholestérolémie.

Le médicament P a été étudié pendant 5 ans sur 1000 patients présentant une hypercholestérolémie.

La conclusion de l’étude est largement reprise par la presse spécialisée et grand public de la façon suivante : « Les patients présentant une hypercholestérolémie peuvent rapidement diminuer de 22 % leur risque de décès… en prenant le médicament P. »

La majorité d’entre nous, non médecins comme médecins, comprendra que sur 1000 personnes atteintes d’hypercholestérolémie, 220 éviteront la mort grâce au traitement.

En réalité, ce n’est pas le cas car ce 22 % correspond à la réduction du risque relatif. Pour connaître le nombre de morts évitées grâce au traitement P, il faut lire plus en détail l’étude en question. En lisant ce rapport, on découvre que sur 1000 patients traités pendant 5 ans, 32 sont décédés, alors que sur 1000 patients traités par un placebo, 41 sont décédés. 9 décès ont donc été évités grâce à P ce qui correspond bien à 22 % (9/41).

Si l’on présente les choses en réduction absolue du risque, cela donne 9 décès en moins sur 1000 patients = 9/1000 = 0,9 %. Tout de suite, ça le fait moins.

On peut ainsi déduire que pour qu’un patient tire bénéfice du médicament P, il faut en traiter 111, 9/1000 équivalant environ à 1/111.

Présentées de cette façon-là, les données sont moins flatteuses pour la molécule P, mais beaucoup moins trompeuses. En revanche, on peut aisément imaginer que si l’on souhaite booster les ventes du médicament P, mieux vaut parler exclusivement de réduction du risque relatif.

Billet inspiré de :

  1. Penser le risque - Apprendre à vivre dans l’incertitude. Auteur : Gerd Gigerenzer. Éditions Markus Haller
  2. Mon test est positif, est-ce que je suis malade ? Auteur : Perruche en Automne sur son blog médical : http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=4894
  3. Risk literacy in medical decision-making. How can we better represent the statistical structure of risk ? Auteurs : Joachim T.Operskalski ; Aron K. Barbey. Science 22/04/2016. Article consultable en lien sur le billet de Perruche, les plus curieux pourront aller jusqu’à lire les références en fin d’article qui mentionnent à trois reprises un certain G. Gigerenzer. La boucle est bouclée, on devrait pouvoir sortir du labyrinthe.