mardi 17 juin 2014

ALLÔ MAMAN BOBO !



J’ai pour habitude de mettre une pointe d’humour ou de dérision dans chacun de mes billets, mais là, je n’essaierai pas, tout du moins pas trop. Quoique, pourquoi pas ? Je vais aborder un sujet grave, dramatique, qui met en émoi la population dès qu’un fait divers est traité par les médias, avec cette même question qui revient de façon plus ou moins sous-entendue et sous forme de procès d’intention : « Mais que font les services sociaux ?! »
Mais oui tiens, voilà qu’elle est bonne cette question, que font-ils ? Qui sont-ils ? Où se trouvent-ils ? On y reviendra.

Il y a quelques semaines, un reportage a été diffusé sur une grande chaîne publique dans une célèbre émission, genre qui passe le jeudi en prime time, abordant le sujet de la maltraitance à enfants. Trois situations dramatiques ont été relatées, trois faits divers atroces, trois enfants morts sous les coups ou la barbarie d’adultes. A posteriori, les journalistes que l’on peut qualifier d’envoyés spéciaux (si tu ne vois pas de quelle émission il s’agit, tu vis probablement sur une autre planète) mènent l’enquête et retracent le parcours de ces enfants jusqu’à leur dernier jour de vie. Si tu as vu ce reportage sans avoir ressenti le moindre émoi, ton cas est désespéré et désespérant. Tout est détricoté, passé en revue, la vieille voisine qui n’a rien vu, rien entendu, le pédiatre consulté peu de temps avant le drame, interrogé et filmé en caméra cachée, l’assistante maternelle, et ces satanés services sociaux… Mais que font-ils bordel de merde ?!

Paradoxalement, l’autre phrase qui revient régulièrement avant le stade dramatique, dans le contexte où l’on se questionne lorsqu’on est préoccupé par un enfant que l’on soupçonne d’être en danger est : « Roh ben non quand même, je ne vais pas alerter les services sociaux, des fois qu’ils retirent l’enfant de sa famille, hein, quand même, c’est pas la peine d’aggraver la situation »…………..

Voilà en gros, en résumant et caricaturant ce qui se passe souvent dans la tête des gens, le grand paradoxe : « Le pauvre, si j’alerte et qu’on le place, roh ben quand même », puis une fois le drame arrivé et médiatisé « Putain de services sociaux de mes deux ! »

Alors si on avançait un peu ?

Les services sociaux : Où ? Qui ? Quoi ? Comment ?

Des services sociaux, y en a plein, y a un service social dans les hôpitaux, dans les communes, à la sécurité sociale, etc… Donc quand on parle des services sociaux, c’est vague. La DDASS ? Non perdu, ça n’existe plus et même quand ça existait encore, c’était plus ça. Tu entends pourtant régulièrement et peux même lire dans certains journaux : « les enfants d’la DDASS ». C’est faux.

Les services sociaux en question sont (pour le moment encore mais ça risque de changer : réforme territoriale oblige) les services du Conseil Général. Le Président du Conseil Général est le pivot de la protection de l’enfance. Par exemple et vraiment au hasard, jusqu’en 2012 en Corrèze c’était M’sieur François Hollande. Encore un autre exemple vraiment au hasard hein. Plouf plouf : 92. Dans le département des Hauts-de-Seine jusqu’en 2007, c’était M’sieur Nicolas Sarkozy. C’est drôle le hasard ! Plouf plouf.
Bon en pratique, t’inquiète, c’est pas le Président du Conseil Général en personne qui s’occupe de ça, il a un service dédié, car vu qu’en plus d’être Président de CG il est souvent député ou sénateur voire se prépare pour l’élection présidentielle plus tout ce qu’on ne sait pas trop, il délègue. C’est bien normal. Il y a donc au sein de chaque conseil général un service dédié à la protection de l’enfance.
Mais ce service (on parle plus de mission que de service) du Conseil Général n’est ni la police ni la justice. Il ne met personne sur écoute téléphonique, il n’installe pas de caméras chez les gens pour surveiller ce qui s’y passe. Cette mission s’appelle l’Aide Sociale à l’Enfance, ASE dans le jargon, à prononcer «AZEU».
Personnellement, en tant que médecin, je n’ai pas le sentiment d’avoir été beaucoup sensibilisé ni correctement formé durant mes études sur le sujet de la maltraitance à enfant. On peut en conclure que je n’ai pas été très studieux ou que je n’ai pas bien compris le cours si cours il y eut mais en discutant avec des confrères formés ailleurs, le sentiment semble plutôt partagé. Pendant longtemps, les quelques notions que j’avais étaient qu’en cas de maltraitance, il fallait avertir le Procureur de la République sans tarder, point barre. Donc pour déranger ce grand monsieur moi qui suis un grand timide, je me disais qu’il fallait un dossier costaud, donc que l’enfant soit relativement bien amoché. M'enfin, je n’allais pas le déranger pour pas grand-chose le Proc, voyons. D’ailleurs, je me suis souvent demandé comment le joindre ce type. Parce que dans l’affolement d’une situation d’enfant maltraité, je me suis toujours dit que ça serait mieux d’anticiper et d’avoir son N° sous le coude. Dans les pages jaunes à : Procureur de la République ? Bref, je me suis souvent posé des questions, je n’y ai jamais vraiment répondu et j’ai eu la chance de ne jamais rencontrer d’enfants suffisamment amochés pour appeler le Proc. Ou alors je suis passé à côté…
En pratique, un médecin qui n’a quasiment aucun doute qu’un enfant soit maltraité peut DOIT (1) le signaler, c’est un cas de dérogation au secret médical (2), c’est le signalement (3). Pour joindre le Procureur, il suffit d’appeler le tribunal le plus proche ou encore la police qui communiquera le N°. Finalement c’est assez simple. Sauf que ça, c’est la situation extrême, et fort heureusement pas la plus fréquente.
Il y a toutes ces situations où « p’t’ête bien qu’oui mais p’t’ête bien qu’non ». Ces situations où l’on se pose la question, on connaît la famille, ses difficultés de tout type, ces situations où le papa est lui-même toubib, la maman avocate, alors quand même, pas eux, c’est pas possible, c’est que chez les « cas sociaux » normalement... Toutes ces situations où le môme n’est pas physiquement fracassé mais où on est tout de même préoccupé. Pour tout ça, à partir du moment où on se pose la question, on peut faire appel aux services des conseils généraux pour communiquer une information préoccupante. Dans chaque département, il y a une cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes. En fonction des éléments transmis, les professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (principalement éducateurs spécialisés et assistants sociaux) iront évaluer la situation. Si finalement aucun élément inquiétant n’est relevé, il n’y aura aucune suite. En cas de difficultés, ils proposeront différents types d’aides notamment éducatives. En cas de difficultés avérées mais refus des aides proposées, aucune adhésion de la famille, ou encore en cas de danger avéré et plus important que ce que ne pouvait laisser entendre l’information préoccupante initiale, la justice est saisie. C’est à elle que revient l’éventuelle décision de placement.
Le signalement au Procureur comme la transmission d’une information préoccupante au Président du Conseil Général ne débouche donc pas systématiquement sur le placement de l’enfant mais plus souvent sur des propositions d’aides. Il faut également savoir que le professionnel à l’origine d’une de ces deux procédures (transmission d’un signalement ou d’une information préoccupante) doit en informer les détenteurs de l’autorité parentale sauf s’il évalue que cela pourrait aggraver la situation.
Pour faire le parallèle avec un truc bien concret, nous les toubibs on aime le concret, c’est un peu comme l’infarctus du myocarde. Tu es sûr et certain qu’un patient présente un infarctus, ou tu le suspectes fortement, tu ne chipotes pas pendant des plombes, tu appelles le 15 et roulez bolides ! Si en revanche, tu n’as pas d’éléments objectifs et nets, tu es certain qu’il ne fait pas un infarct mais que quand même, il a des risques, tu ne le sens pas, ben oui parfois en médecine c’est un peu ça, y a des trucs que tu sens et des trucs que tu ne sens pas, « c’est p’t’ête pas pour tout de suite mais y a des petits signaux d’alarme et si ça continue ça pourrait bien lui tomber derrière les oreilles », tu évalues ces risques, tu peux l’envoyer chez le cardio pour affiner le problème, confirmer ou infirmer tes préoccupations, et mets tout en place pour éviter qu’il n’en présente un un jour en cas de risques avérés. Parfois, le mec pour lequel tu as appelé le 15 tellement tu étais sûr de toi ne va pas si mal, il ne se retrouve pas forcément en soins intensifs de cardio. Au contraire, il arrive que le type adressé sans urgence chez le cardio qui n’a rien trouvé soit rassuré mais fasse son infarct sur le paillasson en sortant du cabinet de cardiologie. Voilà un très grossier parallèle histoire de simplifier ou sentir le truc afin de comprendre la différence entre le signalement et l’information préoccupante.
Pour le commun des mortels et afin de ne pas s’embrouiller l’esprit avec ces différentes procédures qui sont plutôt destinées aux médecins ainsi qu’à tous les professionnels de l’enfance, on ne compose pas le 15 lorsque l’on est inquiet ou que l’on est témoin qu’un enfant est en danger, le seul N° à retenir est le 119 (4).
Voilà de façon simplifiée comment ça se passe :
Pour les professionnels de l’enfance en fonction de leur organisation propre et de leur hiérarchie et pour les médecins :

-Enfant en danger (y a pas à chier, il faut le protéger) = signalement au Procureur (justice)

-Enfant possiblement en danger (oui mais non enfin peut-être) = information préoccupante (Conseil Général)

Pour tous les autres citoyens et toutes les situations = 119
Et si malgré tout tu te mélanges les pédales, c’est pas bien grave car Procureur/Conseil Général/119 communiquent entre eux et peuvent rectifier le tir.

Évidemment, en pratique, l’histoire n’est pas si simple et dès qu’un drame survient les «services sociaux» sont régulièrement pointés du doigt. Premièrement, il ne faut pas oublier que la protection de l’enfance est l’affaire de tous, professionnels et citoyens. Ne pas signaler par crainte de placement semble être un écueil fréquent. Il peut donc être utile d’avoir en tête que le placement est loin d’être systématique, et si c’est le seul moyen pour protéger un enfant, eh ben voilà, c’est comme ça. Un placement n’est pas figé dans le marbre, il n’est pas forcément permanent encore moins définitif même si parfois il peut l’être ou le devenir. Il peut être proposé par l’Aide Sociale à l’Enfance mais est ordonné par la justice. Ensuite, comme dans tous les autres domaines, tout cela nécessite de l’argent et des moyens… Quand l’évaluation de la situation débouche sur une proposition d’aide éducative acceptée par la famille mais que les délais de mise en place de cette aide sont de 6 mois, ça craint. Quand un placement est ordonné mais que faute de place, le bout d’ chou se retrouve bringuebalé d’abord dans un foyer d’accueil, puis chez une assistante familiale de secours en attendant de trouver la famille d’accueil définitive, c’est archi nul pour ne pas dire maltraitant. On peut aussi avoir l’esprit mal placé comme je l’ai pour faire la réflexion de la guéguerre des financeurs de toute cette histoire. La justice c’est le budget de l’Etat, l’ASE c’est le budget du Conseil Général, les deux services doivent bosser main dans la main avec une des mains sur le cœur pour protéger au mieux les enfants, mais quand même, quand c’est l’autre qui paye, c’est mieux. Je sais, c’est nul d’avoir l‘esprit mal placé, mais ceci n’est qu’une simple réflexion très probablement bien éloignée de la réalité. Alors occultons l’aspect financier de cette histoire…
Une fois de plus on peut faire le parallèle entre ces dysfonctionnements et certains délais de prise en charge médicale ou le manque de places dans certains services hospitaliers sans parler ô grand dieu de l’aspect financier de la santé puisque nous venons de dire que mieux valait l’occulter pour la protection de l’enfance donc occultons. On pourrait hurler : « Mais que font les soignants de ces services hospitaliers bordel ! ». Ben dans la majorité des cas ils bossent et font ce qu’ils peuvent non ? Donc à l’ASE (AZEU !) c’est pareil. Les agents bossent et font leur possible pour éviter le pire avec les moyens et les délais dont ils disposent, et les informations qu’on leur donne, quand on leur donne…


Quelques liens et références sur ce sujet pas très marrant mais tellement important :
- (1) Obligation déontologique pour le médecin de signaler un enfant en danger :
article 44 du code de déontologie médicale

- (2) dérogation au secret médical : article 226-14 du code pénal
- (3) modèle de signalement établi par le Conseil National de l'Ordre des Médecins
- (4) le 119 : allo 119
- loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance complétée par la loi de mars 2016  
- Observatoire National de l’Enfance en Danger : ONED

Merci à Agathe Lemoine, psychologue de l'association L'enfant bleu qui m'a permis de découvrir d'autres liens intéressants ici et de rappeler que la Haute Autorité en Santé a planché sur le cas particulier du repérage et signalement de l'inceste par les médecins.

Ajouté le 18/11/2014 : Recommandation HAS : Maltraitance des enfants y penser pour repérer, savoir réagir pour protéger

lundi 2 juin 2014

LE B.A.-BA !


Je vais enfoncer des portes ouvertes, je le sais, tout cela n’est qu’évidences et bon sens, mais vraiment, c’est quand même important et on n’a pas toujours conscience de l’importance de ça, encore moins des conséquences dramatiques pouvant survenir en cas de non-respect de ce B.A.-BA.

Cette histoire vraie s’est déroulée il y a plusieurs années, quand j’étais jeune et con. Aujourd’hui je suis moins jeune, mais toujours aussi con car j’aspire vraiment un jour devenir un vieux con, donc tout va bien. J’étais jeune médecin remplaçant et œuvrais dans un cabinet isolé dans lequel le médecin n’avait eu besoin de mes services que pour la fin de semaine, style jeudi, vendredi et samedi matin. Il devait être en formation ou en WE prolongé, je ne sais plus très bien. C’était un cabinet que je connaissais déjà pour y avoir remplacé de temps à autre. L’étape des remplacements en médecine générale est une très bonne école non pas pour observer ce qui est bien ou pas, restons humbles, ne jugeons pas trop vite…, mais pour entrevoir ce qui nous correspond ou pas pour une éventuelle (très hypothétique) future installation. J’avais ainsi pu par exemple découvrir dans ce cabinet que l’exercice solitaire, sans secrétariat, sans rendez-vous, avec des renouvellements d’ordonnance très rapprochés pour pas grand-chose, des patients plutôt habitués à être mitraillés d’antibiotiques dès le moindre petit rhume, des visiteurs médicaux plutôt habitués à être gracieusement accueillis entre deux consultations, une salle d’attente bondée (car le premier arrivé est le premier servi) et sans toilettes (car apparemment dans certains endroits les patients de certains médecins n’ont jamais envie de faire pipi sans parler du reste, surtout pas les femmes enceintes, ni les vieux prostatiques, ou encore n’ont jamais la gastro ni d’infection urinaire, etc…). Bref, même si je dois bien reconnaître que ce remplacement fut utile pour mes finances, je ne porterai aucun jugement sur ce cabinet publiquement, mais je dirai qu’il m’a bien fait prendre conscience que cette façon d’exercer ne me correspondait pas. Au passage, c’est pas toujours facile d’accepter que l’exercice qui nous correspondrait n’est pas forcément des plus rentable, mais c’est pas grave, l’argent ne fait pas le bonheur et là n’est pas le sujet.

Le sujet c’est le B.A.-BA, le B.A.-BA qui peut aller jusqu’à sauver la vie. T’as vu un peu comme j’essaie d’aiguiser ta curiosité en faisant monter le suspens sans te préciser ce qu’est ce foutu B.A.-BA. Ah Ah !

Le B.A.-BA, c’est une évidence, c’est simple comme bonjour, mais tiens justement, c’est comme « Bonjour », parfois certains oublient de le dire… Pourtant c’est simple, c’est le B.A.-BA non ?

J’entame donc cette demi-semaine de remplacement où les matinées sont consacrées aux visites à domicile dont j’estime que la grande majorité n’est pas justifiée, mais ainsi soit-il amen atchoum à vos souhaits j’ai rien dit, je ne juge pas, c’est que ça ne me correspond pas, rien de plus… Répondre au téléphone en même temps que je conduis et cherche éperdument cette foutue maison paumée sur un chemin de rase campagne même si on est à moins de 5 km du cabinet, à l’époque où les GPS n’étaient pas monnaie courante, mais que je finis par trouver tout seul comme un grand sans plan, afin de renouveler l’antihypertenseur associé à deux trois broutilles pour les « aucazoù j’ai des douleurs quand le temps devient orageux» et les « aucazoù je sois constipée après le repas du dimanche midi chez ma belle-fille » d’une vaillante septuagénaire dont le mari astique la Renault Clio grise toute neuve qu’il vient de ramener du concessionnaire… Tenter de dire que la prochaine fois, ce couple charmant et alerte pourra peut-être se déplacer au cabinet… Voir le papi démarrer au quart de tour et se prendre dans les dents à la vitesse de la lumière un bon : « vraiment les jeunes docteurs c’est plus ce que c’était, au moins notre bon vieux toubib, on l’appelle, y vient sans sourciller ». Alors comment dire ? Pas trop mon trip en fait. Mais là n’est toujours pas le sujet.

Le sujet c’est le B.A.-BA. Ou comment éviter de l’avoir dans le baba avec grande simplicité et légère rigueur. Aucun besoin d’avoir un QI explosant toutes les statistiques ni de masteriser au concours de l’internat (ECN pour les petits jeunots tout mimi) et encore moins d’empocher sa thèse avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Balivernes tout ça !

L’après-midi, c’est au tour des consultations sans rendez-vous. La salle d’attente s’est rapidement remplie avant l’heure de début. Contrairement au rayon boucherie du supermarché, pas besoin de tickets ici (pour le moment tout du moins, un jour peut-être…). Les clients patients sont disciplinés et savent qui est arrivé le premier, donc qui sera servi le premier. Et même que des fois, lorsque l’un d’entre eux est arrivé en dixième position mais ne semble pas dans son assiette, les neufs premiers peuvent proposer de le laisser passer. C’est trop beau. Mais ça ne me convient pas pour autant. Lorsque j’ouvre la porte de la salle d’attente (sans toilettes, j’insiste car même des années après, je trouve ça, comment dire ? Non rien, on va dire que ça ne me correspondait pas, rien de plus), donc lorsque j’ouvre cette porte et que je vois toutes ces paires d’yeux me fixer, ça me tortille légèrement les boyaux du ventre. Ce qui est terrible c’est quand tu en prends un et que tu en vois arriver trois de plus. C’est un peu comme si tu pédalais dans la semoule face au vent en serrant les freins dès le premier lacet de l’Alpe d’Huez. Ouais, genre un peu ça quoi, et sans dopage ou presque. Ce qui est terrible aussi, c’est l’étonnement des patients lorsque tu leur demandes de s’allonger pour les examiner, d’enlever au moins le haut pour prendre la tension. Certains ne comprennent pas et te reprochent même ta lenteur, te disent que c’est pas comme ça que les affaires vont tourner… Soit. Le téléphone continue de sonner régulièrement, une demande de visite non justifiée pour le lendemain matin, une demande de renouvellement d’ordonnance à déposer dans la boîte au lettre, négocier pour soit voir le patient, soit qu’il renouvelle sa demande au médecin remplacé dès son retour. Puis le fax qui se met en route et le papier qui défile. Encore une connerie de pub pour du matériel médical, très probablement. On verra ça plus tard. Car là j’ai encore du peuple en salle d’attente et le téléphone qui sonne sans cesse, putain de fuck de téléphone, je le passerais par la fenêtre, fait chier le téléphone… vive les pigeons voyageurs ! Alléluia les pigeons voyageurs, je vous aime, vous êtes mes frères les pigeons voyageurs, mais là n’est pas le sujet.

Le sujet, c’est le B.A.-BA. Un truc con mais con, si tu savais.

Je ne sais par quel miracle, la salle d’attente a fini par se vider. Un peu par moi, un peu d’elle-même. Oui quand on remplace, certains patients préfèrent attendre le retour du vrai docteur, ça se comprend, et c’est pas toujours vrai d’ailleurs car c’est parfois l’inverse. Si si, véridique, certains patients attendent parfois le retour du remplaçant quand il remplace régulièrement au sein d’un cabinet et peuvent ne pas voir leur médecin traitant pendant quasiment un an. Bref, moment d’accalmie, je m’enfonce dans le fauteuil cossu, même le téléphone a décidé de se la fermer un peu. Je souffle, range le bordel sur le bureau, arrache cette feuille sortie du fax tout à l’heure. Finalement, ça n’a pas l’air d’une pub, ça a même la tronche d’un résultat d’examen biologique. Et quel examen ! Et quel résultat ! Rouh putain la jolie surprise ! Sur cette foutue feuille de fax, je découvre un résultat de dosage de troponine au plafond ce qui veut dire qu’un type que je ne connais pas, que je n’ai pas vu en consultation mais qui a probablement été vu la veille par le médecin remplacé est en train de faire un infarctus du myocarde. J’ai sur cette feuille de fax son nom, son prénom et sa date de naissance, largement suffisant pour ouvrir son dossier. Reste calme et serein gamin, tout va bien se passer. J’ouvre son dossier dans lequel j’ai confirmation de son nom, son prénom et sa date de naissance. Pas un poil de plus, rien, nada, nothing. Aucun antécédent, aucun élément clinique pouvant m’éclairer sur cette demande de biologie, pas d’adresse, pas de téléphone… Non, rien de rien.

C’est pas si fréquent en médecine générale, mais là, on peut dire que le compte à rebours est lancé pour ce patient, il ne faut pas traîner. Première chose : le joindre au plus vite pour en savoir plus…

Rien dans son dossier. Bon, pas grave, prenons l’annuaire version papier. Euh, petit souci, je ne sais pas où il habite. Pas grave, tapons son nom, son prénom, et n° de département dans l’annuaire version numérique. Putain, toujours rien. C’est quoi cette arnaque ? Elle est où la caméra cachée là ? C’est beaucoup moins rigolo. Je commence à me demander si je ne vais pas vivre un grand moment de solitude. Appelons le labo d’analyses pour avoir ces foutues coordonnées en spécifiant au passage que bon OK c’est sympa d’appeler pour prévenir que l’Hémoglobine glyquée de Mme Tartempion est limite et que le cholestérol de Mr Duchemol est élevé… mais que c’est encore mieux de passer un coup de fil au toubib quand une hémoglobine est à 3, un INR à 8, ou en l’occurrence comme ici, lorsqu’une troponine est au plafond !

C’est décidément pas ma journée, encore moins celle du patient, le labo n’a ni adresse ni N° de téléphone non plus. Incroyable mais véridique ! Le fameux concours de circonstances, cette succession de petites et grandes négligences qui peuvent aboutir au drame. J’ai envie de maudire le médecin que je remplace, alors que je ne devrais peut-être pas. Ne jamais juger sans savoir… Mais là quand même, merde quoi !

Je tente l’appel à la pharmacie du coin, au cas où ce Monsieur qui est peut-être tranquillement en train de mourir soit un jour allé y chercher des médicaments et qu’il y soit enregistré. Nouvel échec.

Je m’affale dans ce fauteuil cossu, le visage dans mes mains pour réfléchir. Le téléphone sonne, finalement j’aime quand le téléphone sonne, ce téléphone mon sauveur ! Probablement le labo d’analyses ou la pharmacie du coin où l’on a retrouvé trace d’une adresse ou d’un N° de téléphone, le B.A.-BA.

_Allô bonjour docteur.

_Bonjour, je suis son remplaçant.

_Je suis Mme X. je souffre terriblement d’une bonne crève, puis-je passer en fin de journée après vos consultations pour ne pas attendre ? Je suis prof de philo et j’ai plein de copies à corriger. A moins que vous ne passiez à la maison ce soir ou au pire demain matin de bonne heure ?

Mes oreilles fument, des têtes de mort apparaissent, le visage de ma propre prof de philo me revient. Je la revois me vociférer qu’elle ne voit pas par quel miracle j’obtiendrais le bac et que de toute façon, je ne ferai jamais rien de ma vie. Vengeance ! Soudaine envie de meurtre ! C’est con pour quelqu’un qui a passé 10 ans de formation à se faire bourrer le mou et être convaincu qu’il serait payé à sauver des vies à longueur de journée. Quel gâchis ! J’ai envie d’hurler : « Mais fuck de fuck ! Va crever charogne ! Je m’en bats les couilles de ta crève ! Et je t’invite à aller philosopher de mes mots avec Platon, Aristote ou celui que tu veux, mais lâche-moi les tongs car j’ai un truc hyper important à régler là tout de suite ». Bien sûr, je n’ai jamais dit ça de ma bouche tout comme mes oreilles n’ont jamais vraiment fumé. Il ne s’agit que d’un énième petit pétage de plombs intérieur, ni vu ni connu.

Revenons à notre ami sans adresse. Que faire ? Appeler les copains du SAMU ?

« Salut les copains du SAMU, bisous bisous. J’vous appelle juste pour vous dire qu’y a un type quelque part par là dans le coin qu’a une troponine élevée, je ne connais pas ses antécédents, ni ses symptômes, je ne sais pas où il habite, ni la façon de le joindre si par chance il est encore joignable à l’heure qu’il est, mais dépêchez-vous de le trouver avant qu’il ne soit trop tard. Et merci hein les copains du SAMU, à +, on se rappelle hein »

Mouais, ça le fait pas trop.

Alors, que faire ? Appeler les copains les keufs ? Enfin les copains, tout est relatif ;-) Je ne pense pas qu’en ces circonstances, on puisse me reprocher de trahir le secret médical, mais que vont-ils faire de plus les keufs ? Ils ont peut-être des fichiers top secrets sur chacun d’entre nous, et peuvent me filer l’adresse de ce fameux type ? Mouais mais non, je ne le sens pas trop non plus ça.

Pfff. Que c’était le bon temps lorsque j’étais interne aux urgences et que je pouvais botter en touche pour toutes les demandes de patients qui ne me semblaient pas vitales et qui m’emmerdaient : « Mais oui mais oui ma brave dame, vous verrez cela avec votre médecin traitant »… Sauf que là le problème, c’est que je remplace justement le médecin traitant et que surtout, ça semble plutôt vital le truc !

J’imagine aisément à ce stade tous les « yaquafaucon » qui fusent pour se sortir de ce bourbier. Y a qu’à appeler le médecin remplacé sur son portable perso. A ben oui tiens qu’elle est bonne cette idée. Fastoche. Sauf que je n’ai jamais eu ce N°. A chaque fois que je l’ai appelé, c’était pour convenir des dates de remplacement, et c’était sur la ligne du cabinet, point barre. D’habitude j’ai effectivement le N° perso des médecins que je remplace, mais là non. Le fameux concours de circonstances je te dis.

Y a pas à chier, il aurait fallu dès le départ respecter le B.A.-BA. Le B.A.-BA d’un dossier médical, c’est un nom, un prénom, une date de naissance ET putain de merde ! C’est aussi une adresse et un n° de téléphone. C’est pas compliqué et ça peut éviter de l’avoir bien profond dans le BABA. A condition encore de vérifier régulièrement que ces coordonnées n’aient pas changé. D’où par exemple l’intérêt et l’importance pour le médecin traitant d’être doté d’un secrétariat digne de ce nom… (Marisol si tu m’entends)

Ce jour-là j’avoue avoir maudit comme un veau ce médecin traitant que je remplaçais. Pourquoi ne pas avoir respecté le B.A.-BA ? Ne pas avoir pris les coordonnées de son patient à qui il avait tout de même prescrit entre autre un dosage de troponines ? Et ne pas m’avoir laissé un petit mot, une trans comme on dit dans notre jargon, m’informant de cette prescription et de son contexte ? J’ai tendance à penser qu’à partir du moment où l’on a suffisamment d’arguments pour vouloir doser une troponine, il ne faut pas lâcher le patient dans la nature et l’adresser plutôt rapidement à l’hosto, mais c’est un avis perso, je suis loin de tout savoir et dans ce cas présent, je ne sais justement absolument rien, excepté le taux élevé de troponine.

Parfois la vie ne tient vraiment qu’à un fil. Le soir même, le patient en question était finalement pris en charge en soins intensifs de cardiologie. Le compte à rebours pouvait être arrêté, sa peau était sauvée.

Le médecin que je remplaçais n’était pas son médecin traitant. D’ailleurs ce monsieur n’avait pas de médecin traitant, tout comme il n’avait pas d’adresse ni de téléphone fixe, juste un portable. C’était ce genre de type qu’on qualifie à la campagne d’« original », une sorte d’ermite créchant dans une cabane en pleine forêt et vivant modestement de petits boulots à droite et à gauche. Il était venu faire de petits travaux de jardinage chez le médecin remplacé, à qui il avait vaguement parlé d’une gêne dans la poitrine, d’une symptomatologie à la noix, peu évocatrice. Le médecin lui avait alors rapidement prescrit une biologie de façon réflexe, comme ça, entre deux* (* titre d'un précédent billet au sujet des consultations entre deux...), pendant qu’on y est, ça ne mange pas de pain. J’aurais peut-être fait exactement la même chose.

Le B.A.-BA, si finalement et avant tout c’était ne jamais juger sans savoir ? Et prendre conscience qu’il y a ce qui est écrit dans un dossier médical, et tout ce qui ne l’est pas…