Je
vais enfoncer des portes ouvertes, je le sais, tout cela n’est
qu’évidences et bon sens, mais vraiment, c’est quand même
important et on n’a pas toujours conscience de l’importance de
ça, encore moins des conséquences dramatiques pouvant survenir en
cas de non-respect de ce B.A.-BA.
Cette
histoire vraie s’est déroulée il y a plusieurs années, quand
j’étais jeune et con. Aujourd’hui je suis moins jeune, mais
toujours aussi con car j’aspire vraiment un jour devenir un vieux
con, donc tout va bien. J’étais jeune médecin remplaçant et
œuvrais dans un cabinet isolé dans lequel le médecin n’avait eu
besoin de mes services que pour la fin de semaine, style jeudi,
vendredi et samedi matin. Il devait être en formation ou en WE
prolongé, je ne sais plus très bien. C’était un cabinet que je
connaissais déjà pour y avoir remplacé de temps à autre. L’étape
des remplacements en médecine générale est une très bonne école
non pas pour observer ce qui est bien ou pas, restons humbles, ne
jugeons pas trop vite…, mais pour entrevoir ce qui nous correspond
ou pas pour une éventuelle (très
hypothétique)
future installation. J’avais ainsi pu par exemple découvrir dans
ce cabinet que l’exercice solitaire, sans secrétariat, sans
rendez-vous, avec des renouvellements d’ordonnance très rapprochés
pour pas grand-chose, des patients plutôt habitués à être
mitraillés d’antibiotiques dès le moindre petit rhume, des
visiteurs médicaux plutôt habitués à être gracieusement
accueillis entre deux consultations, une salle d’attente bondée
(car le premier arrivé est le premier servi) et sans toilettes (car
apparemment dans certains endroits les patients de certains médecins
n’ont jamais envie de faire pipi sans parler du reste, surtout pas
les femmes enceintes, ni les vieux prostatiques, ou encore n’ont
jamais la gastro ni d’infection urinaire, etc…). Bref, même si
je dois bien reconnaître que ce remplacement fut utile pour mes
finances, je ne porterai aucun jugement sur ce cabinet publiquement,
mais je dirai qu’il m’a bien fait prendre conscience que cette
façon d’exercer ne me correspondait pas. Au passage, c’est pas
toujours facile d’accepter que l’exercice qui nous correspondrait
n’est pas forcément des plus rentable, mais c’est pas grave,
l’argent ne fait pas le bonheur et là n’est pas le sujet.
Le
sujet c’est le B.A.-BA, le B.A.-BA qui peut aller jusqu’à sauver
la vie. T’as vu un peu comme j’essaie d’aiguiser ta curiosité
en faisant monter le suspens sans te préciser ce qu’est ce foutu
B.A.-BA. Ah Ah !
Le
B.A.-BA, c’est une évidence, c’est simple comme bonjour, mais
tiens justement, c’est comme « Bonjour », parfois
certains oublient de le dire… Pourtant c’est simple, c’est le
B.A.-BA non ?
J’entame
donc cette demi-semaine de remplacement où les matinées sont
consacrées aux visites à domicile dont j’estime que la grande
majorité n’est pas justifiée, mais ainsi soit-il amen atchoum à
vos souhaits j’ai rien dit, je ne juge pas, c’est que ça ne me
correspond pas, rien de plus… Répondre au téléphone en même
temps que je conduis et cherche éperdument cette foutue maison
paumée sur un chemin de rase campagne même si on est à moins de 5
km du cabinet, à l’époque où les GPS n’étaient pas monnaie
courante, mais que je finis par trouver tout seul comme un grand sans
plan, afin de renouveler l’antihypertenseur associé à deux trois
broutilles pour les « aucazoù j’ai des douleurs quand
le temps devient orageux» et les « aucazoù je sois constipée
après le repas du dimanche midi chez ma belle-fille » d’une
vaillante septuagénaire dont le mari astique la Renault Clio grise
toute neuve qu’il vient de ramener du concessionnaire… Tenter de
dire que la prochaine fois, ce couple charmant et alerte pourra
peut-être se déplacer au cabinet… Voir le papi démarrer au quart
de tour et se prendre dans les dents à la vitesse de la lumière un
bon : « vraiment les jeunes docteurs c’est plus ce que
c’était, au moins notre bon vieux toubib, on l’appelle, y vient
sans sourciller ». Alors comment dire ? Pas trop mon trip
en fait. Mais là n’est toujours pas le sujet.
Le
sujet c’est le B.A.-BA. Ou comment éviter de l’avoir dans le
baba avec grande simplicité et légère rigueur. Aucun besoin
d’avoir un QI explosant toutes les statistiques ni de masteriser au
concours de l’internat (ECN pour les petits jeunots tout mimi) et
encore moins d’empocher sa thèse avec la mention très honorable
et les félicitations du jury. Balivernes tout ça !
L’après-midi,
c’est au tour des consultations sans rendez-vous. La salle
d’attente s’est rapidement remplie avant l’heure de début.
Contrairement au rayon boucherie du supermarché, pas besoin de
tickets ici (pour le moment tout du moins, un jour peut-être…).
Les clients
patients sont disciplinés et savent qui est arrivé le premier, donc
qui sera servi le premier. Et même que des fois, lorsque l’un
d’entre eux est arrivé en dixième position mais ne semble pas
dans son assiette, les neufs premiers peuvent proposer de le laisser
passer. C’est trop beau. Mais ça ne me convient pas pour autant.
Lorsque j’ouvre la porte de la salle d’attente (sans toilettes,
j’insiste car même des années après, je trouve ça, comment
dire ? Non rien, on va dire que ça ne me correspondait pas,
rien de plus), donc lorsque j’ouvre cette porte et que je vois
toutes ces paires d’yeux me fixer, ça me tortille légèrement les
boyaux du ventre. Ce qui est terrible c’est quand tu en prends un
et que tu en vois arriver trois de plus. C’est un peu comme si tu
pédalais dans la semoule face au vent en serrant les freins dès le
premier lacet de l’Alpe d’Huez. Ouais, genre un peu ça quoi, et
sans dopage ou presque. Ce qui est terrible aussi, c’est
l’étonnement des patients lorsque tu leur demandes de s’allonger
pour les examiner, d’enlever au moins le haut pour prendre la
tension. Certains ne comprennent pas et te reprochent même ta
lenteur, te disent que c’est pas comme ça que les affaires vont
tourner… Soit. Le téléphone continue de sonner régulièrement,
une demande de visite non justifiée pour le lendemain matin, une
demande de renouvellement d’ordonnance à déposer dans la boîte
au lettre, négocier pour soit voir le patient, soit qu’il
renouvelle sa demande au médecin remplacé dès son retour. Puis le
fax qui se met en route et le papier qui défile. Encore une connerie
de pub pour du matériel médical, très probablement. On verra ça
plus tard. Car là j’ai encore du peuple en salle d’attente et le
téléphone qui sonne sans cesse, putain de fuck de téléphone, je
le passerais par la fenêtre, fait chier le téléphone… vive les
pigeons voyageurs ! Alléluia les pigeons voyageurs, je vous
aime, vous êtes mes frères les pigeons voyageurs, mais là n’est
pas le sujet.
Le
sujet, c’est le B.A.-BA. Un truc con mais con, si tu savais.
Je
ne sais par quel miracle, la salle d’attente a fini par se vider.
Un peu par moi, un peu d’elle-même. Oui quand on remplace,
certains patients préfèrent attendre le retour du vrai docteur, ça
se comprend, et c’est pas toujours vrai d’ailleurs car c’est
parfois l’inverse. Si si, véridique, certains patients attendent
parfois le retour du remplaçant quand il remplace régulièrement au
sein d’un cabinet et peuvent ne pas voir leur médecin traitant
pendant quasiment un an. Bref, moment d’accalmie, je m’enfonce
dans le fauteuil cossu, même le téléphone a décidé de se la
fermer un peu. Je souffle, range le bordel sur le bureau, arrache
cette feuille sortie du fax tout à l’heure. Finalement, ça n’a
pas l’air d’une pub, ça a même la tronche d’un résultat
d’examen biologique. Et quel examen ! Et quel résultat !
Rouh putain la jolie surprise ! Sur cette foutue feuille de fax,
je découvre un résultat de dosage de troponine au plafond ce qui
veut dire qu’un type que je ne connais pas, que je n’ai pas vu en
consultation mais qui a probablement été vu la veille par le
médecin remplacé est en train de faire un infarctus du myocarde.
J’ai sur cette feuille de fax son nom, son prénom et sa date de
naissance, largement suffisant pour ouvrir son dossier. Reste calme
et serein gamin, tout va bien se passer. J’ouvre son dossier dans
lequel j’ai confirmation de son nom, son prénom et sa date de
naissance. Pas un poil de plus, rien, nada, nothing. Aucun
antécédent, aucun élément clinique pouvant m’éclairer sur
cette demande de biologie, pas d’adresse, pas de téléphone…
Non, rien de rien.
C’est
pas si fréquent en médecine générale, mais là, on peut dire que
le compte à rebours est lancé pour ce patient, il ne faut pas
traîner. Première chose : le joindre au plus vite pour en
savoir plus…
Rien
dans son dossier. Bon, pas grave, prenons l’annuaire version
papier. Euh, petit souci, je ne sais pas où il habite. Pas grave,
tapons son nom, son prénom, et n° de département dans l’annuaire
version numérique. Putain, toujours rien. C’est quoi cette
arnaque ? Elle est où la caméra cachée là ? C’est
beaucoup moins rigolo. Je commence à me demander si je ne vais pas
vivre un grand moment de solitude. Appelons le labo d’analyses pour
avoir ces foutues coordonnées en spécifiant au passage que bon OK
c’est sympa d’appeler pour prévenir que l’Hémoglobine glyquée
de Mme Tartempion est limite et que le cholestérol de Mr Duchemol
est élevé… mais que c’est encore mieux de passer un coup de fil
au toubib quand une hémoglobine est à 3, un INR à 8, ou en
l’occurrence comme ici, lorsqu’une troponine est au plafond !
C’est
décidément pas ma journée, encore moins celle du patient, le labo
n’a ni adresse ni N° de téléphone non plus. Incroyable mais
véridique ! Le fameux concours de circonstances, cette
succession de petites et grandes négligences qui peuvent aboutir au
drame. J’ai envie de maudire le médecin que je remplace, alors que
je ne devrais peut-être pas. Ne jamais juger sans savoir… Mais là
quand même, merde quoi !
Je
tente l’appel à la pharmacie du coin, au cas où ce Monsieur qui
est peut-être tranquillement en train de mourir soit un jour allé y
chercher des médicaments et qu’il y soit enregistré. Nouvel
échec.
Je
m’affale dans ce fauteuil cossu, le visage dans mes mains pour
réfléchir. Le téléphone sonne, finalement j’aime quand le
téléphone sonne, ce téléphone mon sauveur ! Probablement le
labo d’analyses ou la pharmacie du coin où l’on a retrouvé
trace d’une adresse ou d’un N° de téléphone, le B.A.-BA.
_Allô
bonjour docteur.
_Bonjour,
je suis son remplaçant.
_Je
suis Mme X. je souffre terriblement d’une bonne crève, puis-je
passer en fin de journée après vos consultations pour ne pas
attendre ? Je suis prof de philo et j’ai plein de copies à
corriger. A moins que vous ne passiez à la maison ce soir ou au pire
demain matin de bonne heure ?
Mes
oreilles fument, des têtes de mort apparaissent, le visage de ma
propre prof de philo me revient. Je la revois me vociférer qu’elle
ne voit pas par quel miracle j’obtiendrais le bac et que de toute
façon, je ne ferai jamais rien de ma vie. Vengeance ! Soudaine
envie de meurtre ! C’est con pour quelqu’un qui a passé 10
ans de formation à se faire bourrer le mou et être convaincu qu’il
serait payé à sauver des vies à longueur de journée. Quel
gâchis ! J’ai envie d’hurler : « Mais fuck de
fuck ! Va crever charogne ! Je m’en bats les couilles de
ta crève ! Et je t’invite à aller philosopher de mes mots
avec Platon, Aristote ou celui que tu veux, mais lâche-moi les tongs
car j’ai un truc hyper important à régler là tout de suite ».
Bien sûr, je n’ai jamais dit ça de ma bouche tout comme mes
oreilles n’ont jamais vraiment fumé. Il ne s’agit que d’un
énième petit pétage de plombs intérieur, ni vu ni connu.
Revenons
à notre ami sans adresse. Que faire ? Appeler les copains du
SAMU ?
« Salut
les copains du SAMU, bisous bisous. J’vous appelle juste pour vous
dire qu’y a un type quelque part par là dans le coin qu’a une
troponine élevée, je ne connais pas ses antécédents, ni ses
symptômes, je ne sais pas où il habite, ni la façon de le joindre
si par chance il est encore joignable à l’heure qu’il est, mais
dépêchez-vous de le trouver avant qu’il ne soit trop tard. Et
merci hein les copains du SAMU, à +, on se rappelle hein »
Mouais,
ça le fait pas trop.
Alors,
que faire ? Appeler les copains les keufs ? Enfin les
copains, tout est relatif ;-) Je ne pense pas qu’en ces
circonstances, on puisse me reprocher de trahir le secret médical,
mais que vont-ils faire de plus les keufs ? Ils ont peut-être
des fichiers top secrets sur chacun d’entre nous, et peuvent me
filer l’adresse de ce fameux type ? Mouais mais non, je ne le
sens pas trop non plus ça.
Pfff.
Que c’était le bon temps lorsque j’étais interne aux urgences
et que je pouvais botter en touche pour toutes les demandes de
patients qui ne me semblaient pas vitales et qui m’emmerdaient :
« Mais oui mais oui ma brave dame, vous verrez cela avec votre
médecin traitant »… Sauf que là le problème, c’est que
je remplace justement le médecin traitant et que surtout, ça semble
plutôt vital le truc !
J’imagine
aisément à ce stade tous les « yaquafaucon » qui fusent
pour se sortir de ce bourbier. Y a qu’à appeler le médecin
remplacé sur son portable perso. A ben oui tiens qu’elle est bonne
cette idée. Fastoche. Sauf que je n’ai jamais eu ce N°. A chaque
fois que je l’ai appelé, c’était pour convenir des dates de
remplacement, et c’était sur la ligne du cabinet, point barre.
D’habitude j’ai effectivement le N° perso des médecins que je
remplace, mais là non. Le fameux concours de circonstances je te
dis.
Y
a pas à chier, il aurait fallu dès le départ respecter le B.A.-BA.
Le B.A.-BA d’un dossier médical, c’est un nom, un prénom, une
date de naissance ET putain de merde ! C’est aussi une adresse
et un n° de téléphone. C’est pas compliqué et ça peut éviter
de l’avoir bien profond dans le BABA. A condition encore de
vérifier régulièrement que ces coordonnées n’aient pas changé.
D’où par exemple l’intérêt et l’importance pour le médecin
traitant d’être doté d’un secrétariat digne de ce nom…
(Marisol si tu m’entends)
Ce
jour-là j’avoue avoir maudit comme un veau ce médecin traitant
que je remplaçais. Pourquoi ne pas avoir respecté le B.A.-BA ?
Ne pas avoir pris les coordonnées de son patient à qui il avait
tout de même prescrit entre autre un dosage de troponines ? Et
ne pas m’avoir laissé un petit mot, une trans comme on dit dans
notre jargon, m’informant de cette prescription et de son
contexte ? J’ai tendance à penser qu’à partir du moment où
l’on a suffisamment d’arguments pour vouloir doser une troponine,
il ne faut pas lâcher le patient dans la nature et l’adresser
plutôt rapidement à l’hosto, mais c’est un avis perso, je suis
loin de tout savoir et dans ce cas présent, je ne sais justement
absolument rien, excepté le taux élevé de troponine.
Parfois
la vie ne tient vraiment qu’à un fil. Le soir même, le patient en
question était finalement pris en charge en soins intensifs de
cardiologie. Le compte à rebours pouvait être arrêté, sa peau
était sauvée.
Le
médecin que je remplaçais n’était pas son médecin traitant.
D’ailleurs ce monsieur n’avait pas de médecin traitant, tout
comme il n’avait pas d’adresse ni de téléphone fixe, juste un
portable. C’était ce genre de type qu’on qualifie à la campagne
d’« original », une sorte d’ermite créchant dans une
cabane en pleine forêt et vivant modestement de petits boulots à
droite et à gauche. Il était venu faire de petits travaux de
jardinage chez le médecin remplacé, à qui il avait vaguement parlé
d’une gêne dans la poitrine, d’une symptomatologie à la noix,
peu évocatrice. Le médecin lui avait alors rapidement prescrit une
biologie de façon réflexe, comme ça, entre deux* (* titre d'un précédent billet au sujet des consultations entre deux...), pendant
qu’on y est, ça ne mange pas de pain. J’aurais peut-être fait
exactement la même chose.
Le
B.A.-BA, si finalement et avant tout c’était ne jamais juger sans
savoir ? Et prendre conscience qu’il y a ce qui est écrit
dans un dossier médical, et tout ce qui ne l’est pas…
Comment as-tu fait pour le joindre finalement ?
RépondreSupprimerC'est marrant je remplace en ce moment même dans un cabinet identique ! (Sauf qu'il ne met pas trop d'antibios pour rien...) alors ça m'a bien fait rire!Surtout le téléphone ah ah!Trop envie de remettre le répondeur en pleine journée des fois...
Cher Sylvain
RépondreSupprimerNon vraiment tes billets sont trop long.
C'est bien parce que c'est toi que je suis allé jusqu'au bout.
Ce commentaire pour une remarque : les patients qui peuvent se déplacer et qui ne le font pas , trouvant naturel de faire déplacer leur médecin qui ne dit rien ( un d'eux m'a dit : à quoi bon, je vais passer plus de temps à négocier alors j'accepte sans rien dire).
Idem que toi, un brave dame , pas impotente du tout vivant chez sa fille à qui j'ai demandé si le curé se déplaçait aussi pour lui faire la messe à domicile . Réponse : bien sur que non, elle va à l'église tous les dimanche !!!! Je crois qu'elle n'a pas compris ma remarque .