vendredi 31 janvier 2020

LE TITRE DE TONTON ?

Sans titre-Kandinsky 191?

Je ne me sens pas bien. J’ai envie de vomir.

La personne qui m’annonce ça n’est pas une patiente mais une soignante aguerrie. Une collègue avec une longue expérience en pédiatrie hospitalière durant laquelle elle a été confrontée à bien des situations difficiles. Pourtant ce jour-là, je la vois KO debout, blême, figée avec le regard hagard.

J’ai cette chance de consulter avec une infirmière puéricultrice qui reçoit dans un premier temps enfants et parents. Je prends ensuite le relais. Nos salles de consultations côte à côte, habituellement, une fois sa partie terminée la collègue accompagne la famille de mon côté et me fait de rapides transmissions. Ce jour-là, elle arrive dans mon bureau seule et referme délicatement la porte derrière elle. Le fait de l’apercevoir ainsi, livide dans l’encadrement de la porte m’interpelle aussitôt. 
« Tiens tiens y a un truc chelou »

Je ne me sens pas bien. J’ai envie de vomir. Attends, je m’assois. Tu n’imagines pas ce que vient de me dire cette maman. Il faut envoyer la petite chez le « psy ». Il faut faire quelque chose.

Elle commence à raconter l’histoire de cette maman qui amène sa petite fille âgée d’à peine plus de deux ans à la consultation. Dès les premiers mots je sens qu’il va falloir que je m’accroche pour tenter de ne pas être contaminé à mon tour bien qu’il n’y ait ni bactérie ni virus sur ce champ de bataille. Elle poursuit son récit. J’essaie d’augmenter tant bien que mal l’épaisseur de mon scaphandre psychique qui commence à se fendiller. Car il faut bien le reconnaître, il est parfois difficile de ne pas se laisser emporter par les flots de larmes qui pointent derrière certains mots.

Voilà, je t’ai tout dit. C’est bon ? Je peux aller la chercher ? Il faut vraiment faire quelque chose.

Elle me « passe le bébé ».

La petite entre, marque un arrêt, me fixe quelques secondes, observe la pièce, puis va s’installer près des jeux dès que ma collègue l’y invite. Sa maman s’est assise face à moi après que nous nous soyons salués. L’infirmière quitte la pièce. Nous voilà tous les trois. Le silence est lourd. Craignant la maladresse je ne sais par où commencer. Après un temps d’hésitation je décide finalement de poser cartes sur table en expliquant à cette mère que ma collègue m’a raconté son parcours. Elle baisse les yeux. Mais au moins, elle sait que je sais. Nos chemins viennent de se croiser depuis quelques minutes seulement et je suis au courant de la part la plus sombre de sa vie. Je poursuis en précisant que ma collègue m’ayant transmis ces éléments il n’y a aucun intérêt à ce qu’elle me les répète mais si elle désire que nous en parlions ensemble, je suis à sa disposition, maintenant, plus tard, ou un autre jour. Elle acquiesce mais ses yeux s’égarent aussitôt vers le vide, le néant, ou ailleurs. La consultation se poursuit. La petite semble en forme, ne présente aucun symptôme particulier, son examen clinique se déroule sans difficulté. Je n’ai pas d’éléments quant à son statut vaccinal, Madame m’explique qu’elle a oublié le papier chez elle. Enfin, « chez elle »… façon de parler.

Madame et sa fille vivent au CADA voisin. Un CADA est un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile. Inutile de dire que des papiers Madame en a peu bien qu’elle serait très heureuse d’en avoir. En attendant mieux, elle possède au moins le papier concernant les vaccins de sa fille née dans un pays lointain car elle a fait le nécessaire à son arrivée en France et on lui a remis un carnet de santé. Je lui explique que nous en aurions besoin. D’abord pour vérifier que sa petite est correctement protégée contre certaines maladies. Que si tel n’est pas le cas, nous pourrons lui fournir et lui faire les vaccins. Mais également pour lui permettre l’accès à un éventuel lieu de socialisation puis à l’école d’ici quelques mois.

Le temps file, l’ambiance paraît moins pesante qu’en début de consultation. Il ne me semble pas opportun d’orienter cette enfant où que ce soit. Je me trompe peut-être. En tous cas, je m’autorise à penser que je me trompe et je ne m’interdis pas l’idée qu’une orientation pourrait être opportune un jour. En revanche, je demande à sa maman si elle souhaite rencontrer quelqu’un pour l’aider elle quant à tout ce qu’elle a confié à ma collègue. Elle refuse. De ce qu’elle m’explique je comprends que sa priorité est la régularisation de ses papiers. Nous nous reverrons dans quelque temps, pour le papier des vaccins et pour le reste, en attendant je lui fais une proposition. Nous nous saluons. Elle baisse les yeux. Elles partent.

Alors ? Tu as fait quelque chose ? T’as orienté la petite chez le « psy » ?

Ben non. Euh oui j’ai fait quelque chose, du moins je crois, mais non je ne l’ai pas orientée, la petite, et la maman ne souhaite pas rencontrer quelqu’un. Donc oui je crois que j’ai un peu fait quelque chose et toi aussi d’ailleurs.

L’infirmière puéricultrice a reçu ces deux personnes « sans papier ». Elle a considéré cette mère au point qu’elle se soit sentie suffisamment en confiance pour lui dévoiler une part de l’indicible, l’impensable, l’effroi. Elle a écouté cette femme. Les atrocités qui se déroulent et qu’elle a subies dans ce pays lointain, pas si loin que ça, la mort du mari devant ses yeux, la fuite sans les filles aînées, la traversée avec de nouvelles confrontations directes à la mort de ses compagnons de galère. La terreur, elle l’a vue, elle l’a vécue, elle l’a sentie au plus profond de sa chair. Et à tout moment elle peut la voir, la vivre et la sentir comme si elle y était replongée. Cet instant glaçant, transfixiant, cette effraction qui transpire par quelques mots prononcés mais surtout par tout ce qui n’est justement pas verbalisé, tout ce qui laisse sans voix, par ce regard particulier de ceux qui ont vécu l’horreur, la collègue l’a reçu en partie comme un violent uppercut pouvant rendre n’importe lequel d’entre nous KO debout, titubant et nauséeux.

Voilà ce que tu as fait. Tu as reçu humainement cette mère et cette petite fille en même temps que tu as reçu toute l’inhumanité de la violence humaine. Mais tu as été là, présente, sécurisante, bienveillante.

Face au refus de cette femme d’être orientée, et face à cette petite fille qui malgré tout, ni dans le discours de sa maman ni durant cette consultation ne présentait le moindre symptôme de souffrance, je n’ai pas fait grand-chose. Si ce n’est recevoir, écouter, regarder, échanger et proposer. Ma proposition a d’ailleurs désarçonné ma collègue infirmière ce qui peut tout à fait s’entendre vu le décalage que l’on peut y voir face au vécu de cette maman. J’ai simplement proposé à Madame de venir participer avec sa fille à l’atelier d’éveil musical que nous organisions quelques jours plus tard au sein du service grâce à l’intervention de deux artistes. Taper sur de drôles d’instruments de musique, jouer, s’amuser, chanter, bouger, rire, rencontrer des artistes, d’autres enfants, d’autres parents, des professionnels du soin, voilà la proposition lâchée en fin de consultation.

Ma collègue les yeux écarquillés, ayant retrouvé du poil de la bête :

Ah ouais ? Mais ! Alors là, je n’ai pas pensé une seconde à ça.

T’as raison c’est sûrement con et carrément décalé. Mais voici mon idée. Cette maman a vécu l’enfer mais ne veut pas de soutien, de soutien « psy » j’entends, sa fille semble plutôt préservée, je précise bien « semble », donc pour le moment je me dis que ce qu’on peut faire c’est essayer à notre niveau de les ramener dans le monde des vivants. La musique, la joie, le jeu, l’insouciance, la magie, les rencontres, n’est-ce pas un peu ça le monde des vivants, le monde des enfants, le monde des parents ? Je suis sûr que des choses peuvent se passer sur ces temps-là même après un tel parcours. Ce n’est qu’une goutte d’eau mais Madame semblait intéressée.

Elles ne sont finalement pas venues jouer sur de drôles d’instruments.

Mais.

Mais nous les avons revues quelques semaines plus tard à la consultation, avec le carnet de vaccination. Madame semblait plus apaisée. Tout du moins, le fardeau toujours présent avait ce jour-là l’air légèrement moins lourd à porter. La petite s’est installée près des jouets sans que ma collègue n’ait eu le temps de l’y inviter. Quelques phrases échangées, les nouvelles ? Les papiers ? La petite ? Et vous Madame, comment ça va ? Je vais examiner votre fille, puis nous poursuivrons les vaccins car je vois que des injections ont été faites, d’autres sont à faire. Acheter les vaccins ? Non ne vous inquiétez pas, comme je vous l’avais expliqué la fois dernière, nous pouvons vous les fournir. Allez, ne t’inquiète pas Princesse, ça y est c’est fait. Bravo tu as été courageuse.

Lors de cette seconde rencontre, nous n’avons pas rediscuté des éléments lâchés la première fois. Madame n’a pas plongé une fois le regard au sol. Il n’y a pas eu cet instant de silence pesant où l’on se demande dans quelle direction va repartir l’échange s’il repart. Les yeux de Maman souriaient sur sa petite, sur ma collègue, sur moi. Oui, les lèvres sourient, mais les yeux aussi savent sourire. Il y aura encore beaucoup de chemin à parcourir, des retours en arrière, mais quelques pas semblent avoir été faits du côté du monde des vivants. Madame s’est levée, nous nous sommes serrés la main, puis dans le même temps qu’elle posait le regard sur sa fille, elle lui demandait de dire au revoir à « Tonton » en me pointant de l’index.

Affublé de ce nouveau titre dont je ne connais toujours pas tous les contours, je l’accueillis avec honneur et fierté. Ce fut pour moi la première fois qu’une consultation se terminait ainsi.

Difficile d’évaluer l’impact de ce type d’acte. Sommes-nous dans les clous ? Que disent les recommandations ? C’est quoi cette sémiologie à la noix ? Faisons-nous de l'Evidence Based Medicine ? Quels indicateurs utilisés pour évaluer cette action ?

Voici ce qu’un gestionnaire rigoureux à l’esprit plus étriqué que son costard cravate pourrait énoncer d’une voix glaciale :

« Deux fonctionnaires pendant X minutes à deux reprises payés tant de l’heure pour recevoir un enfant et sa mère sans couverture sociale à qui ont été fournis et injectés deux vaccins d’un montant total de X euros sachant que nos objectifs tant en termes de maîtrise des dépenses que de masse salariale et blablabli et blablabla… Voici ma conclusion (le gestionnaire ayant pris le soin de desserrer son nœud de cravate pour éructer sa sentence d’un ton ferme et percutant) : Manque total d’efficience. Passer tout ce temps pour seulement deux vaccins non mais bande de feignasses c’est scandaleux ! On y laisse un pognon de dingue avec vos conneries ! Foutez-les dehors et supprimez leurs postes, la nation s’en portera mieux ! »

Vous savez quoi ?

Le seul indicateur qui compte à mes yeux même si je ne sais ce qu’il indique vraiment c’est ce titre de Tonton que cette mère m’a octroyé avec ce sourire contagieux. Il n’indique pas forcément la meilleure direction à prendre mais je n’ai pas l’impression qu’il en indique une très mauvaise. Mais surtout, au delà de cette « anecdotique » consultation, face à la dictature galopante de la rentabilité, hommage au monde du soin, du social, associatif qui œuvre chaque jour à tendre la main pour faire revenir nos sœurs et nos frères dans le monde des vivants aux quatre coins de France, au pays des Tontons, aux quatre coins de la planète.

Vive le titre de Tonton, vive la cette France.

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