Je te préviens, ce qui suit va peut-être faire un peu trop dans le « guimauves et violons » à ton goût.
Voilà,
t’es au courant.
Mais
ça se terminera aussi avec un petit point/g rageur.
Avant
avant-hier :
Je
suis un bébé-médecin, mieux connu sous le nom de carabin. Je fais
mes premiers pas maladroits, blouse ouverte, stétho en or qui brille. Je ne suis pas
le seul, on est plutôt nombreux comme ça, à relever le col de
notre blouse que l’on garderait 24/24 histoire de bien montrer
qu’on sera un jour médecin, même qu’on l’est déjà un
peu-beaucoup-passionnément-àlafolie. Et à se la tchatcher dans les
couloirs de l’hosto alors qu’on sait très grossièrement sur le
bout des doigts à peine trois fois rien. Moi carabin, enorgueilli à
vie de ne pas avoir été cisaillé par le numerus clausus FRANçais,
formé dans une faculté de médecine FRANçaise, dans un CHU
FRANçais, couronné un jour d’un diplôme de médecine FRANçais,
trop la classe mec !
Allez,
c’est parti. En plus, premier stage au bloc op’ mon pote !
Alors, ça calme hein ! Et attends, bloc de chirurgie
cardiaque ! S’il vous plaît ! Pas le petit bloc de mes
deux pour les ongles incarnés. Donc de quoi relever encore bien plus
haut le col de ma blouse ouverte et faire briller de mille feux mon
stétho (que je ne sais pas utiliser) en disant à voix très très
très HAUTE (surtout au moment où passe une minette de 2 ou 3ème
année ou une jolie élève infirmière), chewing-gum à la bouche,
clope éteinte à la main, l’autre main fixée sur la boucle de ma
ceinture : « Ouais today au bloc on a fait une
mitrale et un triple pontage, NOUS ! ». (En vrai, moi,
j’ai rien fait. J’étais habillé comme un schtroumpf et
simplement planqué dans un coin derrière le champ opératoire à
regarder tout en priant Dieu, Allah, Asclépios, Athos, Porthos et
tous les autres, nom de Zeus, pour qu’on ne me pose aucune question
d’anatomie ou de physiologie cardiaque mais chut, préservons le
mythe.) Et voilà ce que j’ai vu.
J’ai
vu tes mains de géant gantées de latex plonger dans une cage
thoracique pour réparer ce petit truc plutôt utile et même
indispensable qu’est le cœur. J’ai vu tes longs doigts jouer
minutieusement avec les fils comme ceux d’un virtuose dansent sur
les cordes de sa guitare pour obtenir la note parfaite, le meilleur
son. Tu parlais peu, tu semblais concentré mais détendu, une douce
musique sortait d’un vieux radiocassette. Sous cet accoutrement
stérile de bloc te camouflant de la tête aux pieds en passant par
le bout des doigts, il y avait bel et bien un artiste dont je n’avais
pas encore réussi à croiser le regard. Un grand artiste qui
œuvrait là devant moi planqué derrière mon champ.
Opération
terminée, tu jettes tes gants de latex, et là je vois…
Tu
quittes le bloc en blaguant, je perçois mieux ta voix et ton accent,
et là j’entends…
Je
sors à mon tour et je te suis. Derrière cette impressionnante
armoire à glace, je suis transparent, insignifiant. Mais j’observe
ce qui émane de ce corps de géant, la bonté de ton regard, la
douceur de tes paroles. Tu as le cœur sur la main, pour un
chirurgien cardiaque ça tombe bien. On sent que tu es passionné par
ton métier. On voit que tu aimes les patients, que tu aimes les
gens. Pourtant, certains ne te le rendent pas forcément, et refusent
formellement que tu les opères, que tu les touches, au cas où tu
les salisses. Tu en rigoles… J’imagine qu’au plus profond de ta
carapace, quelques larmes s’échappent discrètement.
Il
me suffit de t’écouter parler en fermant les yeux pour aussitôt
t’imaginer au milieu des tiens là-bas si loin où il fait si
chaud. Tout à l’heure en revanche sous tes gants de latex blanc,
je n’imaginais pas cette peau noire, si noire…
Bel
Africain.
Le
lendemain, c’est un autre artiste qui entre en piste. Il est
beaucoup plus fin, plus petit, plus discret, tout aussi calme,
passionné et doué. Sa peau est beaucoup plus claire que la tienne,
quasiment aussi claire que la mienne. Normal, lui il est du Nord…
Du
Nord de l’Afrique.
Le
vieux lion qui règne en maître incontesté sur le service rôde ici
jour et nuit. Probablement à l’affût de son futur successeur
puisque les rumeurs en provenance des quatre coins de l’hospice le
disent sur le point de tirer sa révérence.
Vous
auriez l’un comme l’autre, toi le grand Noir Africain, toi le
petit Maghrébin, les épaules et les compétences pour assumer la
fonction, mais… Tu m’as compris. Pas besoin de dessin…
***
Avant-hier :
J’ai
grandi. Mes pas sont légèrement plus assurés, ma blouse s’est
raccourcie, mon col est moins relevé, mon stétho est au chaud dans
ma poche, à côté de mes nombreux pense-bêtes... Je suis un
ado-médecin mieux connu sous le nom d’interne. Je n’en mène pas
large parce que j’entame mon premier semestre et le chef de service
que je viens de rencontrer en tête à tête dans son bureau n’a
pas l’air commode. Je ne tchatche plus dans les couloirs de l’hosto
alors que j’en sais un tout petit peu plus que trois fois rien. Car
franchement, je flippe. Tout se passe finalement plus que bien. Trois
personnes formidables me prennent la main, m’accompagnent, me
soutiennent. Elles reprennent mes conneries à temps, sans moquerie
ni humiliation, avec douceur et respect. Parmi elles, trois femmes.
Parmi ces trois femmes, deux médecins assistantes, l’une portant
les couleurs d’Haïti, l’autre un fabuleux mélange des couleurs
de la France et du Sénégal. Et enfin la troisième, ma collègue
interne (AFS*) depuis plusieurs années dans le service, un pilier
arrivé du Cameroun. Le chef leur fait toute confiance, pourtant
c’est un dur à cuire. Ce sont elles qui assurent une grande partie
de ma formation. Un jour, je me rends compte que de nous quatre,
alors que deux d’entre elles sont déjà médecins, c’est
quasiment moi le mieux payé…
Les
semestres s’enchaînent. Je grandis encore, avec mes compagnons de
galère. Je rigole avec ce joyeux groupe d’internes (AFS*) haïtiens
dont un membre est toujours prêt à te reprendre une garde parce que
toi ça te fait chier tandis que lui ça lui permet d’arrondir
grandement sa fin de mois. Cuba a aussi son représentant, tout comme
le Mali, et le Maroc.
Puis
me voilà aux urgences. Je suis un grand ado-médecin, pas super loin
d’être un adulte-médecin. J’ai même quelques bébés-médecins
avec moi : des externes. Parmi eux, un type qui a au moins deux
fois mon âge, au moins. Il vient de Syrie. Là-bas dans son pays il
était chirurgien. La seule chose que je peux lui apprendre moi,
quelques notions de français. Tout ce qui est du domaine des
urgences chirurgicales, c’est lui qui m’aura tout appris, tout
montré. Une plaie carrément moche dont je ne sais que faire, je
l’appelle au secours. Un type « sous mes ordres », au
moins deux fois mon âge, au moins 10 000 fois plus compétent
que moi dans son domaine, payé peut-être ¼ de mon salaire…
***
Hier :
Je
suis un vrai docteur enorgueilli à vie de ne pas avoir été
cisaillé par le numerus clausus FRANçais, formé dans une faculté
de médecine FRANçaise, dans un CHU FRANçais, couronné d’un
diplôme de médecine FRANçais. Après quelques années éloigné de
l’hôpital, je me lance le défi de retourner y exercer. Malgré
mes trois années d’internat et mes huit années d’exercice de la
médecine derrière moi, j’ai l’impression de revenir au stade de
mon premier semestre d’interne. Je n’en mène pas large pour ne
pas dire que je flippe carrément. Première garde hospitalière en
tant que vrai docteur, putain, je suis trop con, pourquoi je me suis
lancé ce défi ? Mama Mia ! Le pédiatre d’astreinte ce
soir, je le connais. C’est un de ces internes haïtiens avec qui je
rigolais à l’époque, il y a 10 ans. Putain 10 ans déjà. Il est
toujours là, fidèle au poste, après avoir gravi quelques échelons.
On parle de nos souvenirs, de nos connaissances communes. On
plaisante. Lui, il a passé tous les examens, toutes les
équivalences, il a tout réussi, même le concours de praticien
hospitalier, il est brillant. Il a un contrat minable renouvelé tous
les 6 mois. Un jour peut-être, il sera titularisé, peut-être… La
majorité de ses compatriotes ont passé d’autres équivalences et
exercent aux États-Unis, au Canada. Des types et des nanas
brillants, y a pas d’autres mots.
J’enchaîne
les gardes, je flippe un peu moins mais quand même, je flippe. Et il
y a toi. Lorsque je suis arrivé dans le service, je n’ai pas
compris de suite qui tu étais, d’où tu venais. Discrète, très
polie, ton arrivée dans le service précédait la mienne de quelques
semaines seulement. Nous nous sommes retrouvés de garde ensemble.
Nous avons fait plus ample connaissance la journée dans le service.
Au fil du temps, de simples confrères nous sommes devenus de bons
collègues, puis rapidement de très bons amis. Alors j’ai prié
pour tomber le plus souvent possible de garde avec toi. Ta
disponibilité et tes compétences lorsque je doutais. Les blagues et
nos fous rires durant les moments de calme. Nos discussions plus
profondes sur la médecine, les rapports humains et la vie en
général. Oui, de vrais amis. Mes yeux ébahis lorsque tu me
racontais tes études médicales à Madagascar. Les incroyables
histoires, les cas que tu as rencontrés, tout ce qui a probablement
contribué à développer chez toi ce formidable sens clinique. Grâce
à toi, j’ai continué à apprendre. Tu bossais autant que moi, tu
étais plus compétente que moi dans ton domaine, c’est toi que
l’on appelait lorsqu’un accouchement tournait mal et qu’il
fallait réanimer le nouveau-né. Tu avais quasiment tous les
diplômes requis, toutes les équivalences. Tu étais payée deux fois
moins que moi…
***
Aujourd’hui :
Mon
petit pays chéri d’amour, concernant ma petite gueule, je ne peux
qu’être reconnaissant envers toi. Car c’est grâce à ton
système scolaire public et égalitaire que des petits gars pas
forcément issus du sérail ni du camp des fils à papa, montés de
leur campagne ou descendus de leur HLM peuvent prétendre
devenir toubib un jour. Alors pour ça, je m’incline pour te
remercier. Et j’aimerais profondément que ça continue dans ce
sens…
Voilà.
Maintenant
que c'est dit, je me relève, une main sur le cœur, pour ajouter
cela :
A
vous tous médecins étrangers venus des quatre coins de la planète,
j’ai envie de vous dire un grand MERCI. Je n’ai aucun chiffre,
aucune donnée, aucune étude, mais parfois j’en ai marre de ces
chiffres et de ces études, et sur ce thème-là, je m’en tape.
Alors ce que je vais dire ici n’est que supposition et
subjectivité. Mais mon « MERCI » est sincère. Merci
d’avoir contribué à la formation d’un médecin FRANçais. Sans
vous je ne serais sans doute pas le même médecin aujourd’hui.
Merci de tenir les murs de nos hôpitaux FRANçais car je ne serais
pas étonné que sans vous, ces murs s’effondreraient les uns après
les autres alors qu’une grande partie d’entre vous est payée à
coups de lance-pierre pour ne pas dire qu’elle est exploitée.
MERCI encore.
Ma
main toujours sur le cœur, je me permets de lever le poing serré en
ayant la délicatesse de laisser mon majeur bien au chaud avec ses
quatre petits copains pour terminer ainsi :
Je
suis sincèrement désolé de l’hypocrisie de mon pays, qui
dépeuple les vôtres de leurs médecins, tout en faisant des
économies sur vos salaires et sur les étudiants qu’il n’a pas
besoin de former.
Je
ne nie pas qu’il y a ici ou là quelques difficultés avec certains
médecins étrangers, mais je serais étonné qu’il n’y en ait
jamais avec certains médecins FRANçais… Alors je voulais
simplement rééquilibrer les choses en apportant ce regard-là sur
les médecins étrangers que moi j’ai eu la chance de croiser.
Je
conclurai par deux dates que chacun pourra interpréter à sa façon
:
-1971 :
mise en place du numerus clausus (on limite le nombre d’étudiants
en médecine dans les facultés de France, ce qui peut s’entendre).
-à
partir de 1972 : se succèdent les procédures d’autorisation
d’exercice de la médecine pour les médecins titulaires d’un
diplôme étranger hors Espace Économique Européen.
Probable
pure coïncidence…
Encore
une fois :
Misaotra,
mèsi, nahom, chokrane, multumesc, jërëjëf, I ni ce, gracias,
merci !
Le
titre de ce billet :
Je
ne sais pas si le mot « étrangitude » existe, ni ce
qu’il signifie. J’ai simplement souhaité faire un clin d’œil
(très certainement maladroit et alors ?) au concept de
« négritude » d’Aimé Césaire. Césaire, tout
récemment Jacquard puis Mandela il y a quelques jours, ces derniers temps, les rangs se
sont bien dégarnis. Espérons que quelque part la relève se
prépare, car il y a encore, toujours et malheureusement du taf pour
ces Grands Hommes.
*Attestation de Formation Spécialisée
"Poul ka couvé zé ba kanan, mé yo pa ka alé an dlo ansamn"
Sympa ton post.
RépondreSupprimerPrendre un ton léger pour écrire des faits honteux , la grande classe.
La France pays démocratique et égalitaire qu'ils disent . Je crois qu'elle l'est de moins en moins et ce que tu décris n'est qu'un exemple . Hélas il y en a beaucoup d'autres .
je sais pas quoi vous dire ! c'est touchant
RépondreSupprimerTrès bon post, je découvre ce blog après avoir découvert votre livre (prêté par beau-papa).
RépondreSupprimerMerci, continuez !
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
RépondreSupprimer