J’ai
lu ce fameux livre.
Un
essai qui a levé beaucoup d’encre médicale contre lui. Essai
transformé ?
Bien
que quelques scintillements d’éclairs persistent, j’ai préféré
attendre la fin des grondements du tonnerre autour de ces pages pour
les lire.
Un
certain nombre de médecins semble avoir été blessé par le titre
assumé de l’écrivain Martin Winckler : Les
brutes en blanc
et par la question de son bandeau qui claque comme un uppercut :
Pourquoi
y-a-t-il tant de médecins maltraitants ?
Finalement,
j’ai choisi de ne pas ouvrir le livre de l’auteur Martin
Winckler. Mais j’ai ouvert celui de mon confrère généraliste, le
Docteur Marc Zaffran. Cela me semblait simplifier la tâche, mettre
de côté Dr Jekyll et Mr Hyde pour mieux me concentrer sur l’ouvrage
d’un généraliste lu par un généraliste. Généraliste,
généraliser, généralister, généralités ?
En fait la chose ne me fut pas aisée car l’écrivain hante
forcément les lignes ce qui brouille l’esprit.
Le
titre ?
Rien
de très surprenant si l’on a lu le trépied wincklerien : La
maladie de Sachs, Les trois médecins, et Le Chœur des femmes, qui
sous forme fictive dénonçait déjà la brutalité du métier, des
études médicales, du milieu médical et tendait vers LE soignant
idéal, ce professionnel inatteignable.
Rien de très surprenant non
plus pour les visiteurs du site internet de l’auteur [ou du
(d)au(c)teur ?] sur lequel était publiée il y a quelques
années une série de portraits de médecins maltraitants,
méprisants, phobiques et même terroristes !
Il
a fallu ainsi se concentrer pour aborder cet ouvrage dont le titre a
été interprété comme le diagnostic d’un trouble, d’un
syndrome que le docteur Zaffran allait j’imagine nous décrire,
nous en détailler les signes, les éventuelles étiologies (causes)
et pourquoi pas le traitement.
À l’annonce d’un diagnostic, à la description d’un trouble,
plusieurs réactions peuvent schématiquement être observées :
-le
déni, cela ne me concerne pas, circulez, il n’y a rien à voir !
-l’affolement
général, sidérant, je suis atteint, je suis foutu !
-le
questionnement, je ne pense pas être atteint, mais quand même, il y
a deux ou trois signes qui m’inquiètent, peut-être bien que oui
mais non, et merde, je crois qu’en fait si.
Vous savez ça fait ça
quand on commence à aborder la pathologie durant les études de
médecine, ce que j’ai nommé un jour le stade pré-pubère du futur médecin. C’est aussi ce qu’on peut ressentir quand on s’informe sur
une maladie en parcourant le net ou certains magazines jusqu’à aboutir parfois à la réaction précédente : l’affolement
général.
J’ai
été un peu dans ce troisième cas de figure lorsque le diagnostic
du Dr Zaffran est tombé dans certaines unes de journaux : « Je
ne pense pas être une brute, mais quand même, deux ou trois signes
m’inquiètent, peut-être bien que oui mais non, et merde, je crois
qu’en fait si. En puisant dans ce que j’ai caché sous le tapis
dans un coin de mon cerveau, il m’est probablement arrivé d’être
une putain de sale brute, mais chut… secret médical ! »
Secret médical ou omerta ?
Le
contenu ?
Marc
Zaffran décrit cette blanche brutalité, un trouble qui contamine
essentiellement le futur médecin durant ses études en milieu
hospitalier, un peu comme un virus en latence, sournois. Comme
souvent en médecine, les causes sont multifactorielles. Les causes
environnementales favorisantes y prennent une large part : le
contexte socio-familial, le système de formation, l’environnement
institutionnel.
Ce
trouble affecte donc le médecin très tôt dans son cursus,
s’installe progressivement, durablement, les signes les plus
visibles apparaissent plus tard lors de son exercice (serait-ce une
maladie professionnelle ?), sa particularité étant que ceux
qui en subissent les pires conséquences sont les patients. C’est
justement à travers les nombreux témoignages de ces derniers que le
Dr Zaffran en est venu à établir son diagnostic.
Voici
ce que j’ai compris de l’ossature de la méthode employée par le
médecin généraliste :
1)
Je puise dans mon expérience de médecin en formation, de médecin
en exercice.
2)
Je recueille les témoignages, expériences, souffrances de nombreux
patients.
3)
J’appuie mes dires de références, d’études.
On
a ici ce qui ressemble aux trois piliers de l’Evidence Based
Medicine.
Reprenons
point par point.
Le
point 1 : l’expérience du médecin :
La
formation médicale du Dr Zaffran se déroule dans les années
soixante-dix. On peut donc lui reprocher que ce qu’il en puise est
daté, qu’en quarante ans les choses ont changé et que la
brutalité vécue ou ressentie n’est plus. C’est alors
l’effritement d’une partie du pilier 1 qui menace de faire
s’effondrer le reste. Cela peut s’entendre. Sauf que…
Sauf que
lorsqu’on lit certains passages de la vie de Zaffran le carabin des
seventies et que ces scènes nous renvoient à nos propres souvenirs
comme si nous les avions vécues au détail près avec vingt à
trente ans de décalage dans d’autres lieux, c’est assez
troublant. Il est également assez tourneboulant de lire des scènes
similaires relatées sur les blogs d’étudiants en formation
médicale actuellement. Sans parler des jeunes et moins jeunes
internes reçus régulièrement en stage qui confient parfois ce
genre d’événements. Donc dire que les études médicales ne sont
que violences et brutalités est faux et exagéré. Tout comme il
est faux de dire qu’il n’y a plus de violences ni de brutalités
durant les études de médecine de nos jours.
On
a reproché au Dr Zaffran de ne plus exercer et de ne plus vivre en
France. Cela suffirait donc à décrédibiliser son écrit sur la
profession médicale. On peut aussi se dire que c’est en levant le
nez du guidon, en allant voir ce qui se passe ailleurs, en prenant un
peu de distance, qu’il est plus facile de voir et dénoncer ce que
ceux qui ont le nez tellement collé au guidon ne voient pas. Et
entre nous, vous en connaissez beaucoup des médecins en exercice en
France qui ont les couilles de briser la loi du silence sur la
maltraitance médicale ?
Donc
même si je ne suis pas forcément d’accord sur tout, même si je
pense qu’il faut se méfier des amalgames et généralités, que
des choses s’améliorent et qu’il faut promouvoir ces
améliorations, je considère que l’essentiel du point 1 reste
solide.
Le
point 2 : les témoignages de patients :
Il
suffit de faire soi-même l’expérience. Interrogez votre entourage
familial, amical, professionnel, vos patients si vous êtes médecin.
Il est assez aisé de récolter quelques expériences assez brutales
et violentes. Ce ne sont souvent que des mots ou des attitudes, mais
des mots qui font mal.
Évidemment
l’aura de l’écrivain Winckler a permis au Dr Zaffran de récolter
de nombreux témoignages sur de nombreuses années. C’est là que
l’on peut se demander s’il n’y pas du coup une vision biaisée,
exagérée de la réalité qui aurait pu nourrir la colère du
médecin le poussant à des propos que certains interprètent comme
des généralités, un discrédit, voire des insultes sur l’ensemble
de la profession ? C’est un peu comme lorsqu’on exerce dans
un service spécialisé dans la leucémie et que l’on reçoit tous
les patients atteints des leucémies les plus graves de la région.
On a l’impression que tout le monde sera atteint de cette
pathologie un jour ou l’autre alors qu’heureusement, une minorité
de la population est atteinte.
On
ne peut donc nier le point 2, à savoir les témoignages de patients
ayant subi de la violence, de la brutalité, de la maltraitance de la
part des médecins. Elle ne doit être ni excusée, ni minorée, au
contraire dénoncée en étant vigilant à ne pas la majorer,
l’extrapoler.
Le
point 3 : les références :
C’est
sans doute le point qui constitue la principale limite de l’écrit,
la fragilité des trois piliers. Imaginons que Les
brutes en blanc
soit une thèse de médecine présentée devant un jury. C’est
possiblement sur ses références bibliographiques que le thésard se
ferait tailler un costume, brutaliser par ses Maîtres. C’est sur
ce point que le lecteur médecin attendrait plus de solidité. Le
propre de la médecine en général et de la médecine générale en
particulier est de savoir passer la main au bon moment pour
confirmer, affiner, infirmer un diagnostic. Le diagnostic du médecin
généraliste Marc Zaffran sur les hommes en blanc n’aurait-il pas
gagné en crédibilité à être affiné par de meilleures références
et/ou en s’entourant d’experts du sujet ? La « caste »
médicale se serait sans doute moins soulevée mais un écrit trop
spécialisé, trop scientifique ne risquait-il pas de perdre le
lecteur lambda ou le patient alpha ?
Ou tout simplement, la
littérature sur ce thème est maigre, les experts inexistants et
tout le mérite revient au Dr Zaffran d’ouvrir courageusement un
débat demandant approfondissements. Il est alors important de
préciser que nous sommes dans le cadre d’une hypothèse
diagnostique et non dans celui d’un diagnostic indiscutable. Aux
chercheurs, aux fouineurs ensuite d’apporter les solides bases du
point 3 comme en son temps Pasteur a apporté les preuves
scientifiques de l’hypothèse de Semmelweis sur la fièvre
puerpérale formulée quelques décennies plus tôt sous les foudres
de la communauté médicale incapable de comprendre l’intérêt de
se laver les mains.
Pour
conclure sur le point 3 : probablement le point sur lequel Marc
Zaffran peut se faire le plus dézinguer par ceux qui ont lu ou
liront son livre alors que le problème mérite d’être posé donc
travail à approfondir et poursuivre ?
Ce
dernier point permet d’enchaîner avec le traitement car qui dit
trouble dit forcément traitement.
Le
traitement ?
Comme
souvent en médecine, le traitement proposé par le Dr Zaffran est un
traitement essentiellement symptomatique. D’où l’intérêt
d’enrichir le point 3 afin d’envisager un traitement étiologique
ou mieux encore une démarche préventive afin d’éradiquer le
syndrome des brutes en blanc.
Pour
l’heure ce traitement peut être résumé à :
-la
fuite (un patient pris dans les griffes d’une brute médicale doit
fuir sans payer)
et/ou
-la
poursuite (il est conseillé au patient victime de porter plainte
contre le médecin).
Il
est trop tôt pour juger l’efficacité de ces deux démarches
thérapeutiques seule ou en association mais une réussite
indiscutable a été le traitement médiatique Des brutes en blanc ou
plutôt de Les brutes en blanc (Des/Les : un détail qui peut
faire toute la différence).
Bien
sûr, l’utilité d’un traitement réside dans son efficacité.
Mais il doit également être simple et accessible. Or, le traitement
proposé est-il simple et accessible pour les patients les plus
vulnérables (personnes âgées, handicapées, affaiblies par une
grave maladie) ? Est-ce aisé par exemple pour un patient âgé,
grabataire, en institution, victime d’une brute en blanc, de
prendre la poudre d’escampette et de la traîner devant la
justice ? D’ailleurs, les patients vulnérables ne sont-ils
pas les meilleures proies et les plus nombreuses victimes de ces
brutes ? Et ces brutes sont-elles forcément des médecins ?
Le Dr Zaffran utilise souvent dans ses écrits le terme soignant et
concentre pourtant son diagnostic sur les seuls médecins. Si on le
suit dans sa logique et son diagnostic et que l’on veut être
exhaustif, ne doit-on pas considérer qu’une brute un blanc peut se
cacher dans tout soignant ? Pour avoir été témoin en tant
qu’interne en gynécologie de la brutalité de certaines
sage-femmes sur leurs élèves et pour échanger régulièrement
avec mes collègues infirmières sur leur parcours de formation et
leurs expériences professionnelles, je crains que la maltraitance
durant leurs études est bien réelle et qu’elles ont toutes côtoyé
au moins une brute au sein même de leur profession.
Voilà
comment alors que nous sommes dans la partie « Traitement »
nous en sommes à étendre le spectre du diagnostic à tout le corps
soignant (et je vous préviens, ça n’est pas fini) tout en
considérant que les patients les plus vulnérables n’ont pas
forcément accès au traitement et c’est là un des paradoxes
tellement fréquent en médecine à l’origine de l’augmentation
des inégalités en santé. Quant aux véritables crapules médicales,
ne sont-elles pas aussi intouchables que le soignant idéal est
inatteignable ? Le traitement judiciaire préconisé par le Dr
Zaffran ne risque-t-il pas d’être aussi efficace que quelques
granules homéopathiques sur ces brutes-là tandis que ses effets
indésirables pourraient intoxiquer gravement des médecins
fragilisés par leurs doutes et questionnements en quête de devenir
ce soignant idéal ?
Des
patients plus blancs que blancs ?
D’un
côte du bureau médical, la brute, de l’autre le bon patient. La
réalité serait-elle aussi simple ? À la façon dont ont été
brossés divers portraits de médecins maltraitants, il semble assez
facile d’établir en miroir ceux de patients impatients,
intolérants, exigeant d’être guéris avant d’avoir été
examinés, examinés avant d’être malades, les plus exigeants
étant rarement les plus malades. Le quotidien du médecin tout
simplement bercé par les douces violences de la vie. Mais il arrive
parfois que la véritable brutalité gagne le camp des patients et
qu’elle s’abatte justement sur des médecins vulnérables de
façon peut-être explicable mais en aucun cas excusable. La boucle
est bouclée, les brutes en blanc sont partout surtout si l’on
baisse le seuil de définition de la brutalité comme on l’a vu
faire avec celui de la glycémie, du cholestérol ou de la tension
artérielle. C’est l’histoire de mon Père Noël, cette brute à
barbe blanche. Certains patients font leur liste de médicaments ou
d’examens avant de venir consulter leur médecin comme les enfants
font leur liste de cadeaux au Père Noël. Tout comme les enfants
n’auront pas forcément tous les cadeaux souhaités au pied du
sapin, les médecins ne répondront pas forcément à la demande de
leurs patients et ce pour leur bien. Est-ce de la brutalité ?
Pour certains patients, cela pourra être vécu comme tel d’où un
risque de sur-diagnostic.
Les
risques ?
Ce
n’est pas parce qu’il y aurait risques qu’il faut étouffer
l’affaire, soyons clair. La lumière centrée sur le problème de
la maltraitance médicale allumée par le Dr Z. ne doit pas être
éteinte par les éventuels risques bien que s’ils existent, ils
faillent tout de même les prendre en considération.
Le
sur-diagnostic :
en fonction de la subjectivité de chacun, des brutes en blanc n’en
sont pas.
Le
sur-traitement :
fuir ou poursuivre un médecin qui n’est pas une brute en blanc
n’est pas dénué d’effets indésirables graves car se prendre un
procès dans les dents peut être fatal.
Au
contraire le sous-diagnostic donc l’absence de traitement contre
les véritables brutes en blanc.
En
résumé, il peut être difficile de tirer juste.
Pour
conclure :
A
contre-courant de tout ce que je viens d’écrire, je me demande si
les médecins bienveillants doivent forcément être écartés du
diagnostic de brutes en blanc. Je pense qu’on a plus de chance de
rencontrer des médecins humains et bienveillants que des brutes mais
la bienveillance immunise-t-elle forcément contre toutes les formes
de maltraitance ? Vous voyez que l’on peut encore élargir le
champ du diagnostic.
Martin
Winckler, l’auteur à succès pour les uns, l’auteur de
brutalités sur un corps médical meurtri pour les autres, permet
grâce à son nom de plume de sonner le tocsin sur des gestes, des
attitudes, des comportements, des mots et jugements inacceptables et
condamnables. On peut lui reconnaître le mérite d’ouvrir ce débat
douloureux.
Mais
parmi d’autres, j’ai commis une grave erreur dans ma lecture puis
dans l’écriture de ce billet. J’ai précisé avoir lu non pas le
livre de Martin Winckler mais celui de mon confrère médecin
généraliste le Dr Marc Zaffran. Alors j’en ai donné mon analyse,
j’ai évoqué son trouble, son diagnostic, résumé son traitement,
sa méthode diagnostique. J’ai ensuite embrayé sur les
possibilités d’élargir les critères diagnostiques, de diminuer
le seuil de diagnostic, les risques de sur-diagnostic et de
sur-traitement, la difficulté pour les patients les plus fragiles
d’accéder au traitement. Pour tenter de vous y entraîner avec
moi, je suis tombé intentionnellement au fond du piège dans lequel
sont engluées nos sociétés favorisées, dans la source d’une
maltraitance sournoise et fréquente qui fait de toute la chaîne de
soignants même humaine et bienveillante une brute en blanc : la
médicalisation
de tous les aspects de la vie.
La médecine est violente et brutale
dans le sens où l’on a cherché et l’on cherche encore plus à
médicaliser les moindres recoins de la vie, de la conception, de la
grossesse, de la naissance, de l’enfance et ses troubles,
l’adolescence et ses vagues, la vieillesse et ses faiblesses et
ainsi de suite jusqu’à la mort. Il est plus que temps de
démédicaliser, dé-prescrire, ramener l’illusion de la Toute
Puissance médicale dans le champ du juste équilibre des soins.
L’engrenage de la médicalisation sans frein instille cette
illusion de Toute Puissance dans l’esprit des soignants comme dans
les yeux des patients, et plus largement de tous les citoyens. Cette
illusion est source de violences qui touchent tous les corps, le
corps médical, les corps et les âmes humaines. Outre l’avantage
de diminuer même partiellement la maltraitance médicale, la
démédicalisation c’est dans mon esprit une médecine plus et
mieux ciblée sur des patients qui en ont véritablement besoin,
c’est un meilleur accès à des soins appropriés pour les plus
vulnérables et les plus éloignés d’entre nous d’un système
qui leur tourne de plus en plus le dos. Ce n’est donc absolument
pas de l’anti-médecine. C’est enfin une des réponses à
la pénurie médicale, problématique exclusivement abordée par
l’angle du « y a pas assez de médecins » sans jamais
se demander « et s’il y avait trop de médecine ? ».
Je crois viscéralement que la lumière doit être braquée sur ce
débat-là, qu’il faut à la fois l’approfondir des contributions
les plus diverses et indépendantes tout en le vulgarisant pour un
large public.
PS :
il n’est pas exclu qu’à la seule lecture du titre de ce billet,
un communiqué émane du CNOB (Conseil National de l’Ordre des
Barbus), un peu d’humour n’a jamais tué personne.
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