Bien
qu’ayant pris certaines distances avec la blogo-twittosphère
médicale pour de multiples raisons, le désir de rédiger ce billet
m’a pris comme une impérieuse envie de pisser. Mais en y repensant
une fois soulagé, je crois en connaître l’origine qui n’est
nullement un éventuel problème de prostate.
En
fait, je voulais rapidement évoquer ici le sujet des probabilités,
des statistiques, des risques.
Si
je fouille en surface, je crois me souvenir que j’ai mis pour la
première fois le nez sur ce thème lorsque j’étais lycéen,
probablement en classe de terminale. On devait appeler ça les proba.
Il me semble que j’aimais assez bien jouer avec les chiffres,
sachant que mon unique objectif était d’être au point pour le
bac, persuadé de n’avoir jamais besoin de ces notions après
l’obtention du précieux sésame.
Ensuite,
on m’a resservi le plateau de ces jeux de chiffres, calculs de
risques, labyrinthes de formules, etc… à la faculté de médecine
en première année. On appelait la matière : « Biostatistiques ».
J’aimais bien cette dénomination parce que ça le faisait.
D’ailleurs, entre pseudo-carabins, on ne parlait pas de
« Biostatistiques » mais de « Biostats », ça
le faisait encore plus ! Là encore, mon unique objectif était
d’être plus qu’au point pour le concours, persuadé de n’avoir
jamais besoin de ces notions après le passage de la terrible
sélection. A l’époque, je comprenais que parmi les enseignants de
biostats, il y avait des statisticiens qui étaient là uniquement
pour nous hacher menu le jour du concours. Il y avait également des
médecins que je considérais du haut de mon banc de fac comme des
nullos n’ayant pas réussi à faire une carrière médicale digne
de ce nom. Je ne comprenais d’ailleurs pas trop quelle était leur
spécialité. Bref, si j’écris là aujourd’hui en tant que
médecin, c’est que j’ai réussi ce fameux concours, dont
l’épreuve de « biostats », discipline que je ne crois
pas avoir retouchée depuis, bien trop occupé à faire de la
médecine, de la VRAIE médecine, avec un stétho autour du cou, et
tout et tout.
Résultat :
je suis donc médecin, ouais, chouette, génial, super mais je suis
une triple buse en statistiques alors que cela pourrait me servir
donc et surtout servir les patients tous les jours. Beaucoup plus que
connaître sur le bout des doigts l’aspect histologique d’une
biopsie de l’artère temporale dans la maladie de Horton, bien que
le fait de savoir ça, ben ça le fait !
Pourquoi
le fait de manier avec aisance les chiffres et les statistiques
est-il indispensable à mes yeux ?
Parce
que cela me permettrait d’être plus objectif, scientifique et
critique dans mes prescriptions, conseils, discours, décisions,
lectures.
Fréquemment
en consultation, lorsqu’il est question de vaccinations de
nourrisson, des parents demandent : « Et vous docteur, que
feriez-vous ? » ou encore « Et vous docteur, vos
enfants vous leur avez fait ce vaccin ? ». En général,
la simple réponse du docteur (qui
sait ou laisse croire qu’il sait)
suffit à rassurer les parents mais est-ce très professionnel, très
scientifique, très objectif, loyal ?
Lorsqu’il
est question de prescription de molécules, n’est-il pas judicieux
de prescrire celles qui ont statistiquement fait leur preuve ?
N’est-il pas judicieux d’avoir quelques billes pour ne pas se
laisser enfumer par des statistiques ou des discours trompeurs sur
leur efficacité et intérêt (voir exemple en fin de billet*) ?
Quant
au domaine du dépistage c’est peut-être là que nous médecins
avons à être armés jusqu’aux dents. Entre le désir humain et
aveugle des patients en quête d’immortalité, et le probable futur
fleurissement de tests en tout genre promettant la vie sauve en plus
de ceux qui existent déjà et que vous n’avez plutôt pas intérêt
à critiquer sous peine de recevoir la fessée, nous avons à mon
avis à acquérir un discernement solide que seul le maniement aisé
des chiffres, probabilités, statistiques pourra nous offrir. Je ne
vois pas de meilleurs moyens pour apporter de bons conseils à nos
patients.
Si,
comme le défendent certains, la médecine est un art, alors c’est
peut-être l’art d’être le plus scientifique possible dans ses
décisions médicales que l’on acceptera et saura adapter en
fonction des choix des patients ?
Pour
en revenir à mon impérieuse envie de rédiger ce billet, en voici
l’origine. J’ai récemment débuté la lecture d’un livre qui
je l’espère comblera en partie mes lacunes abyssales sur
l’interprétation des chiffres et des risques. Pour l’instant,
cet ouvrage m’éclaire, il s’intitule «
Penser le risque - Apprendre à
vivre dans l’incertitude » de Gerd Gigerenzer aux Éditions
Markus Haller.
Le
hasard fait que peu de temps après avoir débuté cette lecture, je
suis tombé sur un récent billet de Perruche en Automne traitant du
sujet : "Mon test est positif, est-ce que je suis malade ?" http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=4894
. J’en
conseille fortement la lecture.
Je
sais que lorsque l’on est étudiant en médecine puis pris par la
routine et le rythme du métier de médecin, les stats nous passent
largement au-dessus des oreilles. Mais maintenant, avec un peu de
recul, je me dis que parfois voire souvent, elles pourraient plus et
mieux me servir que mon stéthoscope fièrement exposé autour de mon
cou.
Je
sais que ce « mieux me servir que mon stéthoscope » peut
faire tiquer certains, d’autant qu’il s’agit bien là de
l’objet emblématique autour du cou qui hisse le médecin au-dessus
des autres humains.
Je
sais que parmi ceux qui tiquent, certains n’ont pas jugé utile de
cliquer sur le billet de Perruche.
Pour
tous les autres mais quand même aussi pour ceux qui tiquent voire ne
cliquent pas, voici un petit exemple largement inspiré du livre du
psychologue Gerd Gigerenzer enrobé à ma sauce.
Imaginons.
Vous
êtes médecin et vous recevez en consultation Jessica en larmes.
Jessica
a 40 ans, elle est pleine de vie, en parfaite santé, sans aucun
antécédents ni personnels, ni familiaux.
Quelques
semaines plus tôt, Jessica s’est rendue chez son gynécologue pour
un suivi standard. Elle est ressortie du cabinet avec une ordonnance
de mammographie de dépistage sans autre explication que le fameux
« mieux vaut prévenir que guérir »… Je caricature
volontairement, le prescripteur de cet exemple se trouve être
gynécologue mais il aurait pu être médecin généraliste, ça
aurait même pu être vous complètement sur les rotules à la fin
d’une journée harassante de lourdes consultations.
Le
médecin prescripteur n’étant pas disponible pour assurer le
service après-vente de son acte, vous voici donc en face de Jessica
en larmes, avec manque de bol ses clichés de mammographie positifs à
la main.
Que
dire à Jessica pour qui le monde vient de s’écrouler ?
On
peut lui dire que cet examen n’aurait jamais dû être prescrit
dans son cas, mais il n’est pas sûr que cela la rassure beaucoup,
et voilà, maintenant que c’est fait et que le résultat l’a
fauchée en plein vol, on est dans de beaux draps.
On
peut être contaminé par sa tristesse et son angoisse, donc
amplifier le phénomène et se rassurer soi-même plus que la
rassurer elle en demandant de toute urgence des explorations
complémentaires. De toute façon, vu son état, on peut comprendre
qu’elle souhaite aller plus loin et le plus vite possible mais on
peut imaginer qu’elle veuille aussi savoir ce que signifie ce
résultat positif. Jessica est-elle atteinte d’un cancer du sein
avec certitude ? Ou la probabilité qu’elle en soit atteinte
avec ce résultat positif est-elle de 99 %, 95 %, 90%, 50 % ?
On
peut mettre son costume de scientifique et lui présenter des données
comme on les trouve trop souvent dans les livres et articles
médicaux :
-Jessica,
ne vous inquiétez pas… Hmmm… La probabilité pour qu’une femme
de 40 ans développe un cancer du sein est d’environ 1 %. Hmmm…
Si elle a un cancer du sein, la probabilité pour que le résultat
d’une mammographie soit positif est de 90%. Hmmm… Si au contraire
elle n’a pas de cancer du sein, la probabilité pour que le test
soit malgré tout positif est de 9 %. Hmmm… Vous allez mieux ?
Vous êtes rassurée ? Hmmmmmm…
En
général, avec cette façon de présenter les choses, on a perdu
tout le monde, et on n’a rassuré personne. Et vous ? Quelle
est la probabilité pour que Jessica avec sa mammographie anormale
ait développé un cancer du sein ? 95 % ? 90 % ?
Beaucoup plus ? Un peu moins ?
Tic
tac tic tac, le sablier est retourné. Posez vos opérations,
calculez, torturez-vous l’esprit, perdez-vous dans le labyrinthe
des pourcentages. Jessica vous observe avec angoisse, vous le pro des
stats.
Voici
maintenant une autre façon de présenter les mêmes informations.
Considérons
100 femmes. Une d’elle est atteinte d’un cancer du sein et la
mammographie sera très certainement positive dans son cas. Sur les
99 qui n’ont pas de cancer du sein, 9 auront également un résultat
positif. Ainsi 10 femmes en tout auront une mammographie positive.
Combien de femmes sont-elles vraiment atteintes d’un cancer du sein
parmi ces 10 femmes ayant un résultat positif ?
Élémentaire
mon cher Watson : il est évident qu’une seule femme sur les
10 dont le résultat est positif a effectivement développé un
cancer du sein. Soit une probabilité de 10 % et non 90 %, ce qui
change tout de même assez profondément les données du problème de
Jessica noyée dans ses larmes non ? (Entre parenthèses, pour
le moment, devant ce cas clinique fictif, vous ne devriez pas avoir
eu besoin de saisir votre stéthoscope ;-)).
Évidemment,
cela ne transforme pas le résultat de la mammographie de Jessica en
bonne nouvelle, mais notre rôle de médecin n’est-il pas de
fournir des informations claires à nos patients ?
Et
surtout, n’est-il pas judicieux de leur fournir ce genre
d’informations avant la prescription de ce type d’examen ?
Mieux vaut prévenir que guérir…
Carabins,
délestez-vous un temps de votre stétho et sprintez assister à vos
cours de statistiques !
Patients,
si votre médecin vous propose un examen de dépistage, demandez-lui
ces quelques informations. Et s’il ne vous en propose pas, vérifiez
que la prescription d’un de ces examens ne se soit pas glissée par
automatisme, par réflexe parmi d’autres. Je pense par exemple à
Robert, 50 ans, venu réclamer à son médecin traitant le contrôle
de son taux de cholestérol et qui repart pour le même prix et
pendant qu’on y est avec la prescription en sus du bilan lipidique
d’un dosage de PSA sans explication aucune sur ce dernier.
Inégalité
des sexes oblige, je pense aussi à Rihanna enceinte et radieuse, 25
ans, à 10 000 années-lumière d’imaginer le coup de froid
qui l’attend lorsque son médecin lui proposera un triple test pour
dépister une éventuelle trisomie 21 entre autres. Je la vois, d’un
côté, Rihanna, silencieuse, perdue dans des explications complexes
et floues donc terriblement angoissantes. Et je vois son praticien,
de l’autre côté, pris par le temps quel que soit son mode
d’exercice, empêtré dans la multitude de choses qu’il doit
gérer en plus de la proposition obligatoire de ce test.
Bref.
Donc nous médecins, devrions-nous devenir des pros des stats ?
Je ne l’espère pas car en ce qui me concerne, il y a un sacré
boulot. Mais tentons tout de même d’être les mieux outillés
possible pour avoir les idées claires histoire d’accompagner
convenablement nos patients.
*Un
dernier petit exemple pour la route dont l’âme est tirée de ma
lecture du moment :
Prenons
le médicament P dont le but est de faire diminuer le taux de
cholestérol de personnes présentant une hypercholestérolémie.
Le
médicament P a été étudié pendant 5 ans sur 1000 patients
présentant une hypercholestérolémie.
La
conclusion de l’étude est largement reprise par la presse
spécialisée et grand public de la façon suivante : « Les
patients présentant une hypercholestérolémie peuvent rapidement
diminuer de 22 % leur risque de décès… en prenant le médicament
P. »
La
majorité d’entre nous, non médecins comme médecins, comprendra
que sur 1000 personnes atteintes d’hypercholestérolémie, 220
éviteront la mort grâce au traitement.
En
réalité, ce n’est pas le cas car ce 22 % correspond à la
réduction du risque relatif. Pour connaître le nombre de morts
évitées grâce au traitement P, il faut lire plus en détail
l’étude en question. En lisant ce rapport, on découvre que sur
1000 patients traités pendant 5 ans, 32 sont décédés, alors que
sur 1000 patients traités par un placebo, 41 sont décédés. 9
décès ont donc été évités grâce à P ce qui correspond bien à
22 % (9/41).
Si
l’on présente les choses en réduction absolue du risque, cela
donne 9 décès en moins sur 1000 patients = 9/1000 = 0,9 %. Tout de
suite, ça le fait moins.
On
peut ainsi déduire que pour qu’un patient tire bénéfice du
médicament P, il faut en traiter 111, 9/1000 équivalant environ à
1/111.
Présentées
de cette façon-là, les données sont moins flatteuses pour la
molécule P, mais beaucoup moins trompeuses. En revanche, on peut
aisément imaginer que si l’on souhaite booster les ventes du
médicament P, mieux vaut parler exclusivement de réduction du
risque relatif.
Billet
inspiré de :
- Penser le risque - Apprendre à vivre dans l’incertitude. Auteur : Gerd Gigerenzer. Éditions Markus Haller
- Mon test est positif, est-ce que je suis malade ? Auteur : Perruche en Automne sur son blog médical : http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=4894
- Risk literacy in medical decision-making. How can we better represent the statistical structure of risk ? Auteurs : Joachim T.Operskalski ; Aron K. Barbey. Science 22/04/2016. Article consultable en lien sur le billet de Perruche, les plus curieux pourront aller jusqu’à lire les références en fin d’article qui mentionnent à trois reprises un certain G. Gigerenzer. La boucle est bouclée, on devrait pouvoir sortir du labyrinthe.