Léa,
1 mois, quelques secondes avant le début de la consultation :
Ouverture
du logiciel informatique donnant accès à l’avis de naissance
ainsi qu’au certificat du 8ème jour.
Papa
non identifié.
Maman,
40 ans.
Grossesse
suivie à partir du second trimestre.
Tabac
et alcool pendant la grossesse.
Retard
de croissance in vitro ! Ah, probable petite erreur de saisie de
la version papier à la version numérique du certificat par l’agent
administratif qui savait pertinemment qu’on parle plus souvent de
Retard de Croissance In Utero qu’in vitro ;-)
Petit
poids de naissance.
Bon,
comme ça commence à faire beaucoup, le logiciel fait apparaître
des clignotants, qui clignotent, normal. S’il le pouvait, il serait
sur le point de retentir aussi fort que la sirène des pompiers !
Alerte rouge.
Arrêt
sur image, première réflexion :
On
pourrait dire : « Putain font iech ces vieilles de 40
berges alcoolo tabagiques qui se font engrosser par le premier
venu qui se retire aussitôt sans penser aux conséquences
! Vraiment hein, vive la France, ah elle est belle la France !
»
Mouais.
Ouais,
mais nan en fait. Ya les mots, et y a derrière les mots.
Léa,
1 mois, première consultation :
Je m’attends à voir une maman sortie tout droit du film « Les Visiteurs », une gueuse puante aux dents jaunes et au verbe digne des plus belles envolées lyriques d’un Franck Ribery clean de chez clean.
Et…
Même
pas. Rien de tout cela. Comme quoi les mots.
Une
femme radieuse entre en poussant le landau. Elle prend Léa dans ses
bras, s’assoit. Nous entamons la conversation. Une consultation
comme les autres.
—Non
docteur, je n’allaite pas Léa, je sais que c’est pas bien.
—Mais
non Madame, faites ce qui vous convient, c’est ça le principal, ne
culpabilisez pas.
Malgré
son petit poids de naissance, Léa se porte bien, l’évolution de
ses courbes de croissance est bonne. Allongée face à moi sur le plan d’examen, elle me fixe. Après quelques dizaines de secondes
d’observation, elle ébauche un sourire. Nous faisons connaissance.
Je poursuis l’examen.
Je
profite de cette consultation du premier
mois pour expliquer à la maman de Léa les vaccinations que l’on
pourra débuter le mois prochain. Les vaccins obligatoires, ceux qui
ne le sont pas mais tout de même recommandés.
—Mais
docteur, s’ils ne sont pas obligatoires, c’est qu’ils ne sont
pas importants. Ils ne sont peut-être pas efficaces ou au contraire
trop dangereux ? Et vous docteur vous en pensez quoi ? Vous
avez des enfants ? Vous les avez vaccinés ? Je vous fais
confiance….
Cela
peut paraître simple, je trouve que ça ne l’est pas tant que ça.
En
raison de quelques malaises décrits dans la littérature, je
remplace la prescription de sortie de maternité d’Uvestérol par une autre vitamine D. Il paraît selon certains que seuls les pédiatres prescrivent
correctement les vitamines aux enfants. Soit…
Je
préserve bien évidemment la maman de Léa de ces gamineries (eh ben
toi tu sais pas faire ça euh ! Et moi je fais ça mieux que toi
euh ! Nananananerre euh !). Et je décide de ne pas
l’affoler sur les raisons de ce changement de prescription de
vitamine. Je préfère aborder la question du tabac puisqu’il est
écrit sur le logiciel : tabac et alcool pendant la grossesse.
Derrière
les mots…
C’est
à partir de là que j’en découvre un peu plus sur la vie de cette
femme et l’arrivée de ce bébé. Lorsqu’elle a appris
tardivement et avec stupéfaction sa grossesse, la maman de Léa a
stoppé aussitôt et d’elle-même ses dix cigarettes comme ses deux
à trois verres d’alcool quotidiens. A son âge, et dans sa
situation, elle ne s’attendait pas à ça. Rien à voir avec
l’image de cette alcoolo tabagique négligeant sa grossesse que
pouvaient laisser entrevoir les signaux d’alarme de mon logiciel.
Et
le papa ? Y a automatiquement un papa. Goldman peut chanter tant
qu’il veut qu’elle a fait un bébé toute seule, je ne peux m'empêcher d'être harcelé par le célèbre questionnement stromaesque "Papaoutai ?" puisqu'il doit bien y
avoir un papa. Le papa apparaît de façon spontanée dans cette
histoire. Sans que je lui pose la question, la maman de Léa
m’explique que ce papa est très présent, il est gaga de sa fille
même s’il est bien embarrassé d’avouer cette paternité à son
épouse. Oui, la maman de Léa est la maîtresse du papa. Rien à
voir avec cette alcoolo tabagique négligeant sa grossesse et prête
à se faire engrosser par le premier venu dont elle se souvient à
peine du prénom. Papa non identifié sur le papier, mais réelle
histoire d’amour secrète.
Derrière
les mots et l’absence de mots…
Léa,
2 mois, seconde consultation :
Rien
A Signaler, tout va bien, les courbes de croissance sont parfaites,
Léa est une belle princesse souriante (en vrai dans le carnet de santé on
écrit plutôt un truc du genre : « bon développement
staturo-pondéral et psychomoteur » quand
on le remplit le carnet et qu’on fait les courbes de croissance…)
mais les vaccins vont la faire pleurer quelques instants. Les
médecins ces bourreaux ! Heureusement maman est là. Echanges
de regards émouvants entre elle et sa fille. Le papa a-t-il mis sa
femme au courant ? Peu importe, ça ne me regarde aucunement. On
explique la conduite à tenir en cas de survenue de fièvre, etc…
ça roule, on se revoit le mois prochain.
Léa,
3 mois, troisième consultation :
Lapin !
Derrière
le mot lapin, il faut lire : rendez-vous non honoré. Le truc
régulier en médecine, souvent un simple oubli, parfois un foutage de gueule
volontaire. Il y a un peu de tout derrière le mot lapin. Certains
voudraient aller jusqu’à punir les poseurs de lapin. Soit.
Dans le
cas de Léa, je suis surpris. J’avais l’impression que sa maman
était en confiance, que ça collait. Mais voilà, parfois on se
trompe, et rien ne l’empêche d’aller voir ailleurs. C’est
ainsi. Même si intérieurement quelques questions
naissent : « Qu’ai-je fait ou dit qui ne lui a pas
convenu ? »
Quelques
heures après ce lapin, je reçois un appel. C’est au sujet de Léa,
et ce n’est pas sa maman qui souhaite me parler mais un médecin.
Tiens tiens, je n’aime pas ça, rien de grave j’espère.
Le
nom de ce médecin ne me dit rien. Lorsqu’il m’annonce sa
fonction, je comprends aussitôt. Un grand frisson me glace la
colonne des lombes jusqu’à l’occiput.
Le
médecin que j’ai au bout du fil travaille au Cente de Référence
sur la Mort Inattendue du Nourrisson. Je ne verrai pas Léa
pour sa consultation du troisième mois. Aucun autre médecin ne la
verra. Rien à voir avec le lapin traditionnel, le simple oubli.
Derrière
les mots…
Derrière
les mots du médecin de ce centre, je raccroche.
Le
choc, la sidération. Reprendre ses esprits, essayer de comprendre,
se remettre en question. Les questions ? Ai-je posé ces
questions ? La question du couchage, la position, le lit etc…
Je me perds dans les dates, dans les âges, j’imagine que le fils
aîné de la maman de Léa est peut-être de la génération où l’on
conseillait le couchage sur le ventre. Léa était-elle couchée sur
le ventre ? 10 000, 20 000, 30 000 questions à
la fois, pourquoi ? Putain de fuck ! Mais pourquoi ?
L’impuissance
du médecin, la cruauté du destin.
Le
lendemain, la maman de Léa m’appelle. Elle sait que je sais, je
sais qu’elle sait que je sais, on n’a pas besoin de se le dire.
Je lui propose un rendez-vous. J’ai le sentiment qu’elle n’osait
pas me le demander et que c’est un soulagement pour elle.
Derrière les mots... Des mots qui ne veulent pas toujours tout dire, d'autres mots qui ne veulent absolument rien dire, et ces silences tellement parlants.
Derrière les mots... Des mots qui ne veulent pas toujours tout dire, d'autres mots qui ne veulent absolument rien dire, et ces silences tellement parlants.
Maman
de Léa, 40 ans, dont la fille venait d’avoir 3 mois :
Elle
avoue qu’elle souhaitait cette rencontre. Elle veut repasser sur
chaque lieu où elle et Léa sont allées. Une sorte de pèlerinage.
C’est elle qui parle. Je suis dans mes petits souliers. Quoi que
je fasse ou que je dise, je sens que je serai maladroit et
terriblement niais. Les mots me manquent. Derrière les mots qui ne
sortent pas, je sens que les larmes, mes larmes, sont dans les
starting-blocks. Les siennes, intarissables, sont entrecoupées de
sourires lorsqu’elle partage les bons souvenirs qu’elle retiendra
de sa princesse. Puis de longues périodes de silence. On ne fait que
se regarder, des minutes qui s’étendent et des échanges
probablement tout aussi importants que des mots. Savoir ne rien dire, ne rien
faire, alors que tant de choses se jouent.
Les
démarches pour les obsèques. Papa sera présent. Il était là à
la conception de Léa, il sera là pour le dernier au revoir. La
douleur d’un père. Les aveux à son épouse. Des scènes de vie
tragiques. Des plaies qui cicatriseront lentement.
Je
suis bien incapable d’évaluer la durée de cette rencontre, de
percevoir avec précision son intérêt et son impact, peu importe.
La maman de Léa l’a souhaitée, moi ou un autre, maladroit ou pas,
on s’en fout. L’important était cette béquille humaine, ce quelqu’un, cette présence,
même et peut-être surtout silencieuse.
Fin
de journée, début du week-end, je rentre à la maison, sonné, vidé,
KO debout. Affalé dans le canapé, une bière à la main, le regard
trouble, j’entends des mots au loin. Une seconde bière me ravive
l’esprit, mon regard s’éclaircit, les mots se rapprochent. Ce
sont les mots de mes enfants qui se chamaillent. Mes mots reviennent.
Derrière
les mots…
M...... Sylvain, ça remue cette histoire! merci
RépondreSupprimerMerci à vous, Martine, pour vos textes menant à tant de réflexions.
SupprimerC'est dur, c'est vraiment dur les morts d'enfants. Je t'embrasse. Et je lui souhaite à elle, à eux de trouver l'apaisement.
RépondreSupprimerMerci pour votre passage par ici Miss Fluflu. Je viens de lire "Les vaches seront bien gardées" que je n'avais point vu passer, à mon tour, je vous embrasse.
SupprimerTerrible.
RépondreSupprimerIl n'existe aucun mot dans la langue française pour signifier la mort de l'enfant. Orphelin, veuf, mais rien pour la mort d'un enfant.
En effet, il n'y a aucun mot. Même le mot "terrible" me paraît bien fade. Preuve que les mots ne peuvent pas tout dire. Et quand il y a des mots, il faut parfois ne pas oublier de gratter pour voir ce qu'il y a derrière...
SupprimerAmicalement.
Humblement, je me permets de signaler l'existence d'associations de parents endeuillés par la mort d'un enfant. Groupes de soutien, groupes de parole...encore des mots.
RépondreSupprimerDes mots qui aident à tenir debout...
Ce n'est peut-être pas le moment, mais si vous recroisez la maman de la petite Léa ou un autre parent endeuillé...
Merci pour elle. Continuez à bien "gratter" derrière les mots. (J'ai l'impression que vous caressez plus que vous ne grattez)
Merci pour vos textes.
Merci pour ce texte. Il m'a profondément marqué.
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