Avant d’entrer dans le vif du sujet, voici quelques précisions importantes :
Je
suis médecin et n’aime pas particulièrement l’auto-flagellation
encore moins me tirer une balle dans le pied.
Malgré
tout, je persiste à penser que l’un des principaux défis d’une
société comme la nôtre en matière de santé est la
dé-prescription et plus généralement la dé-médicalisation de la
vie.
Je
l’ai déjà écrit sur ce blog, les visiteurs habituels ne seront
pas surpris. Cela ne veut pas pour autant dire dans mon esprit qu’il
faut supprimer les médecins encore moins la médecine. Au contraire,
il me semble indispensable que la médecine de premier recours soit
cette sorte de sentinelle chargée de surveiller et filtrer ce qui
doit être du ressort de la médicalisation et ce qui ne doit surtout
pas l’être, ou un peu moins, ou ne plus l’être. Le dernier
atlas de la démographie médicale établi par le Conseil National de
l’Ordre des Médecins pointant une baisse préoccupante du nombre
de médecins généralistes (ce qui représente majoritairement la
médecine de premier recours), nous pouvons imaginer que ce n’est
malheureusement pas vers cette voie que nous nous dirigeons.
Une
fois cela posé, abordons le sujet qui me questionne et illustre
parfaitement le propos à savoir un des aspects de la médicalisation
de la vie dont vous ne trouverez pas forcément une définition :
la MDPHisation.
La
MDPH est la Maison Départementale des Personnes Handicapées, lieu
d’accueil, d’informations, d’orientation et d’accompagnement
des personnes handicapées. Pour tout savoir sur la MDPH voici un
lien : http://www.mdph.fr/
Pour faire simple, c’est vers ce guichet qu’une personne présentant un handicap doit être orientée afin de bénéficier du meilleur accompagnement possible et c’est au sein de cette maison que seront évaluées et décidées les aides auxquelles cette personne peut prétendre via un « dossier MDPH » comportant un volet médical. Qui dit volet médical, dit intervention d’un médecin. On a donc d’un côté le médecin (traitant ou spécialiste) de la personne concernée qui remplit le certificat médical du dossier MDPH, et de l’autre un médecin membre de l’équipe pluridisciplinaire de la MDPH chargée d’étudier le dossier, d’évaluer les besoins, d’orienter si besoin, et d’accorder les aides éventuelles.
Ce qui me tracasse dans cette histoire, c’est l’utilisation me semblant abusive que nous faisons parfois de cette fameuse MDPH d’où l’intitulé provocant : MDPH = fabrique à handicaps.
Je
m’explique, quoique, peut-être que le Dr Knock le ferait mieux que
moi : « Que voulez-vous, cela se fait un peu malgré moi.
Dès que je suis en présence de quelqu'un, je ne puis m'empêcher
qu'un diagnostic s'ébauche en moi ».
De prime abord, il peut paraître difficilement envisageable de fabriquer du handicap là où il n’y en a pas. Je le conçois. Rappelons-nous cependant que, à la manière du Dr Knock, nous avons la fâcheuse tendance médecins ou non, à trop fréquemment établir un rapide raccourci entre un symptôme et une maladie, à considérer un simple facteur de risque comme une pathologie à traiter sur le champ. Sans oublier les faux positifs, ces patients que des examens revenus positifs font passer du côté des malades alors qu’ils sont sains. Nous avons donc ici tous les ingrédients pour nous aider à comprendre comment nous fabriquons des malades. Est-il donc si inimaginable d’envisager que nous fabriquons parfois du handicap là où il n’y en a pas forcément ? Ou plutôt la symptomatologie handicapante présentée par certains patients relève-t-elle toujours du champ du handicap et d’une orientation vers la MDPH ? Une telle orientation ne peut-elle pas être contre-productive et entraîner des effets indésirables ?
Illustration avec le jeune Bogdan, petit fripon perturbateur et perturbant. Bogdan est né un trente et un décembre et est scolarisé en moyenne section de maternelle. Il s’agit de sa première année d’école car sa mère ne l’avait pas inscrit en petite section. Bogdan ne parle pas, ou peu, ou très mal, on ne le comprend pas. Par contre il a de la voix. D’après l’enseignante, il ne tient pas en place plus de deux minutes, n’écoute rien, et surtout il tape fréquemment ses petits camarades ce que l’on qualifie en général de trouble du comportement. L’institutrice a tenté de dialoguer avec la mère de Bogdan mais elle est très fuyante. Elle a tenté de faire appel à la psychologue scolaire mais elle est débordée et a tellement à faire avec les plus grands. Elle aurait aimé consacrer un peu plus de temps à Bogdan et en petits groupes, faire appel à un enseignant spécialisé du Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficultés, mais le poste a été supprimé. L’enseignante a fait ce qu’elle a pu avec les moyens et les connaissances qu’elle possède mais elle n’en peut plus, elle craque. Bogdan perdu au milieu de cette trentaine d’élèves la rend folle. Alors comme la maman ne travaille pas et que Bogdan est infernal, on lui demande de garder son fils à la maison l’après-midi, une matinée d’école, c’est déjà bien trop long, pour lui, pour les autres, pour l’enseignante. Ainsi, Bogdan pourra « enfin » aller chez l’orthophoniste et « surtout » consulter un pédopsychiatre
Voilà ce qui me tracasse. Je reconnais que les symptômes présentés par Bogdan peuvent engendrer du handicap mais cela ne veut pas forcément dire qu’il est handicapé et qu’il nécessite une MDPHisation même s’il faut bien admettre que tout est organisé dans notre société pour qu’elle représente la seule voie possible.
Imaginons que Bogdan soit né un jour plus tard soit le premier janvier. Il aurait quasiment le même âge mais serait scolarisé non pas en moyenne mais en petite section. Premiers pas dans la vie en collectivité, petite section de maternelle, la grille de lecture de la société sur Bogdan serait peut-être légèrement différente même si cela n’explique évidemment pas tout, loin de là. En admettant justement que des troubles relationnels, un retard de langage, des troubles du comportement puissent parfois trouver leur origine ailleurs que dans la déficience, la pathologie somatique ou psychique, l’artillerie MDPH serait peut-être dégainée moins rapidement.
Dans la vraie vie, Bogdan a pu bénéficier d’orthophonie, de soutien psychologique, de professionnels bienveillants et patients au sein de l’éducation nationale où tout a été fait pour freiner des deux pieds afin d’éviter sa MDPHisation. Quelques années plus tard, Bogdan s’exprime parfaitement bien, c’est un garçon calme et posé, un des meilleurs de sa classe de CE2. Il n’a plus besoin d’orthophonie et fait partie d’une équipe de sport collectif. Ses difficultés relationnelles importantes avec ses pairs ainsi que les adultes semblent donc s’être grandement estompées. Le handicap semble s’être volatilisé.
A partir du moment où il a été protégé des violences que sa maman subissait et de celles qu’il devait subir lui-même de temps à autres, il a investi le langage, la relation à l’autre, il s’est posé, il a fleuri. Je ne suis pas spécialiste de la question mais sans être pédopsychiatre ni « psycho traumatologue », on peut aisément imaginer qu’un jeune enfant normalement en pleine phase de construction présente quelques difficultés lorsqu’il est quotidiennement baigné dans un climat de violences. Ces difficultés se présentant sous la forme de symptômes que l’on retrouve également dans certaines pathologies relevant effectivement du champ du handicap donc de la MDPH.
Que les choses soient claires, je ne cherche pas ici à critiquer telle ou telle institution, l’éducation nationale, la MDPH, la pédopsychiatrie ou je ne sais quoi encore. Je m’interroge simplement sur ce que nous adultes, de notre place d’enseignant, de parent, de médecin, de soignant, de citoyen faisons parfois face à certaines situations compliquées en étant persuadés que c’est le mieux, alors que nous nous engluons encore plus dans les failles de nos organisations et dans les limites de nos schémas de pensées.
Comme
il y a des faux positifs avec certains examens, donc des malades en
parfaite santé, des cancéreux sans cancer, des
hypercholestérolémiques considérés comme malades donc traités
alors qu’ils ne risquent rien, des
prostatectomies-mastectomies-appendicectomies-chimiothérapies
évitables et bien d’autres exemples pourraient suivre, je pense ne
pas trop m’avancer en affirmant qu’il y a certainement des
personnes MDPHisées alors qu’elles ne relèvent pas du champ du
handicap. Cela me tracasse car ces personnes enfermées dans un
diagnostic scellé à jamais ne sont-elles pas plus desservies
qu’autre chose ? Autrement dit où en serait notre petit
Bogdan s’il avait été MDPHisé à tort, orienté dans un institut
spécialisé et considéré par son entourage familial comme une
personne handicapée ? Aurait-il fleuri ?
Et cela me tracasse également pour toutes ces personnes véritablement handicapées pour lesquelles des délais d’instruction de dossier au sein des MDPH comme les délais d’obtention des aides ou de places en institutions spécialisées sont tout sauf humains, peut-être justement en partie du fait de cette MDPHisation à outrance ? Je pense à ces enfants autistes ayant véritablement besoin d’AVS mais qui restent parfois une année entière à l’école maternelle de leur quartier sans aucune aide.
L’école, ce lieu de paradoxes qui se doit d’accueillir toute l’hétérogénéité du handicap en même temps qu’elle vient participer à surcharger les maisons du handicap en y orientant tout enfant désorienté. Certaines scolarisations dites « inclusions » qui, sans accompagnement adéquat, peuvent parfois mener à s’interroger sur leur pertinence. Un tel propos peut heurter mais en toute franchise, ne donnons-nous pas face à certaines situations complexes de faux espoirs aux parents ? Ne devenons-nous pas maltraitants à la fois envers certains enfants et leurs enseignants ?
L’école, alors qu’on ne lui fournit pas toujours les moyens indispensables à l’accueil du handicap ni les outils de compréhension des autres souffrances, devient dans le même temps ce lieu de pression pour les enfants n’entrant pas dans le moule scolaire. Alors on tente de les faire entrer dans celui de la MDPH, phénomène qui participe à l’embolisation des circuits, à l’allongement des délais d’instruction donc des décisions d’attribution d’aides pour les enfants qui le nécessitent réellement. C’est l’effet boomerang.
Politiquement, la loi de 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est belle, mais onze ans après, en pratique où en sommes-nous ?
MDPH : fabrique à handicaps ? J’ose espérer que le propos est suffisamment clair pour comprendre qu’il ne s’agit pas ici de tirer à boulets rouges sur la MDPH. Mais de se questionner sur l’utilisation qui est faite de ce dispositif dans lequel nous médecins avons notre part de responsabilités. N’est-ce pas notre rôle de filtrer et de MDPHiser à bon escient ? N’est-ce pas en partie à nous de faire en sorte d’user finement des bons leviers parmi les différents déterminants de santé ? Quant à nos décideurs, la MDPH noyée sous les dossiers ne représente-t-elle pas ce bel alibi politique leur permettant de se défiler face à la nécessité de repenser l’école ou encore la façon de prendre en charge une partie des difficultés éducatives, sociales et familiales des uns et des autres ? A terme, la MDPHisation quasi systématique peut-elle réellement être la réponse adéquate ?
PS : le verbe « tracasser » est utilisé à plusieurs reprises dans ce billet pour son côté très modéré. En réalité, il peut être remplacé par « scandaliser ».