Sans titre-Kandinsky 191? |
— Je
ne me sens pas bien. J’ai envie de vomir.
La
personne qui m’annonce ça n’est pas une patiente mais une
soignante aguerrie. Une collègue avec une longue expérience en
pédiatrie hospitalière durant laquelle elle a été confrontée à bien des
situations difficiles. Pourtant ce jour-là, je la vois KO debout,
blême, figée avec le regard hagard.
J’ai
cette chance de consulter avec une infirmière puéricultrice qui
reçoit dans un premier temps enfants et parents. Je prends ensuite
le relais. Nos salles de consultations côte à côte,
habituellement, une fois sa partie terminée la collègue accompagne
la famille de mon côté et me fait de rapides transmissions. Ce
jour-là, elle arrive dans mon bureau seule et referme délicatement
la porte derrière elle. Le fait de l’apercevoir ainsi, livide dans
l’encadrement de la porte m’interpelle aussitôt.
« Tiens
tiens y a un truc chelou »
— Je
ne me sens pas bien. J’ai envie de vomir. Attends, je m’assois.
Tu n’imagines pas ce que vient de me dire cette maman. Il faut
envoyer la petite chez le « psy ». Il faut faire quelque
chose.
Elle
commence à raconter l’histoire de cette maman qui amène sa petite
fille âgée d’à peine plus de deux ans à la consultation. Dès
les premiers mots je sens qu’il va falloir que je m’accroche pour
tenter de ne pas être contaminé à mon tour bien qu’il n’y ait
ni bactérie ni virus sur ce champ de bataille. Elle poursuit son
récit. J’essaie d’augmenter tant bien que mal l’épaisseur de
mon scaphandre psychique qui commence à se fendiller. Car il faut
bien le reconnaître, il est parfois difficile de ne pas se laisser
emporter par les flots de larmes qui pointent derrière certains mots.
— Voilà,
je t’ai tout dit. C’est bon ? Je peux aller la chercher ?
Il faut vraiment faire quelque chose.
Elle
me « passe le bébé ».
La
petite entre, marque un arrêt, me fixe quelques secondes, observe la
pièce, puis va s’installer près des jeux dès que ma collègue
l’y invite. Sa maman s’est assise face à moi après que nous
nous soyons salués. L’infirmière quitte la pièce. Nous voilà
tous les trois. Le silence est lourd. Craignant la maladresse je ne
sais par où commencer. Après un temps d’hésitation je décide
finalement de poser cartes sur table en expliquant à cette mère que
ma collègue m’a raconté son parcours. Elle baisse les yeux. Mais
au moins, elle sait que je sais. Nos chemins viennent de se croiser
depuis quelques minutes seulement et je suis au courant de la part la
plus sombre de sa vie. Je poursuis en précisant que ma collègue
m’ayant transmis ces éléments il n’y a aucun intérêt à ce
qu’elle me les répète mais si elle désire que nous en
parlions ensemble, je suis à sa disposition, maintenant, plus tard,
ou un autre jour. Elle acquiesce mais ses yeux s’égarent aussitôt
vers le vide, le néant, ou ailleurs. La consultation se poursuit. La
petite semble en forme, ne présente aucun symptôme particulier, son
examen clinique se déroule sans difficulté. Je n’ai pas
d’éléments quant à son statut vaccinal, Madame m’explique
qu’elle a oublié le papier chez elle. Enfin, « chez elle »…
façon de parler.
Madame
et sa fille vivent au CADA voisin. Un CADA est un Centre d’Accueil
de Demandeurs d’Asile. Inutile de dire que des papiers Madame en a
peu bien qu’elle serait très heureuse d’en avoir. En attendant
mieux, elle possède au moins le papier concernant les vaccins de sa
fille née dans un pays lointain car elle a fait le nécessaire à
son arrivée en France et on lui a remis un carnet de santé. Je lui
explique que nous en aurions besoin. D’abord pour vérifier que sa
petite est correctement protégée contre certaines maladies. Que si
tel n’est pas le cas, nous pourrons lui fournir et lui faire les
vaccins. Mais également pour lui permettre l’accès à un éventuel
lieu de socialisation puis à l’école d’ici quelques mois.
Le
temps file, l’ambiance paraît moins pesante qu’en début de
consultation. Il ne me semble pas opportun d’orienter cette enfant
où que ce soit. Je me trompe peut-être. En tous cas, je m’autorise
à penser que je me trompe et je ne m’interdis pas l’idée qu’une
orientation pourrait être opportune un jour. En revanche, je demande
à sa maman si elle souhaite rencontrer quelqu’un pour l’aider
elle quant à tout ce qu’elle a confié à ma collègue. Elle
refuse. De ce qu’elle m’explique je comprends que sa priorité
est la régularisation de ses papiers. Nous nous reverrons dans
quelque temps, pour le papier des vaccins et pour le reste, en
attendant je lui fais une proposition. Nous nous saluons. Elle
baisse les yeux. Elles partent.
— Alors ?
Tu as fait quelque chose ? T’as orienté la petite chez le
« psy » ?
— Ben
non. Euh oui j’ai fait quelque chose, du moins je crois, mais non
je ne l’ai pas orientée, la petite, et la maman ne souhaite pas
rencontrer quelqu’un. Donc oui je crois que j’ai un peu fait
quelque chose et toi aussi d’ailleurs.
L’infirmière
puéricultrice a reçu ces deux personnes « sans papier ».
Elle a considéré cette mère au point qu’elle se soit sentie
suffisamment en confiance pour lui dévoiler une part de l’indicible,
l’impensable, l’effroi. Elle a écouté cette femme. Les
atrocités qui se déroulent et qu’elle a subies dans ce pays
lointain, pas si loin que ça, la mort du mari devant ses yeux, la
fuite sans les filles aînées, la traversée avec de nouvelles
confrontations directes à la mort de ses compagnons de galère. La
terreur, elle l’a vue, elle l’a vécue, elle l’a sentie au plus
profond de sa chair. Et à tout moment elle peut la voir, la vivre et
la sentir comme si elle y était replongée. Cet instant glaçant,
transfixiant, cette effraction qui transpire par quelques mots
prononcés mais surtout par tout ce qui n’est justement pas
verbalisé, tout ce qui laisse sans voix, par ce regard particulier
de ceux qui ont vécu l’horreur, la collègue l’a reçu en partie
comme un violent uppercut pouvant rendre n’importe lequel d’entre
nous KO debout, titubant et nauséeux.
— Voilà
ce que tu as fait. Tu as reçu humainement cette mère et cette
petite fille en même temps que tu as reçu toute l’inhumanité de
la violence humaine. Mais tu as été là, présente, sécurisante,
bienveillante.
Face
au refus de cette femme d’être orientée, et face à cette petite
fille qui malgré tout, ni dans le discours de sa maman ni durant
cette consultation ne présentait le moindre symptôme de souffrance,
je n’ai pas fait grand-chose. Si ce n’est recevoir, écouter,
regarder, échanger et proposer. Ma proposition a d’ailleurs
désarçonné ma collègue infirmière ce qui peut tout à fait
s’entendre vu le décalage que l’on peut y voir face au vécu de
cette maman. J’ai simplement proposé à Madame de venir participer
avec sa fille à l’atelier d’éveil musical que nous organisions
quelques jours plus tard au sein du service grâce à l’intervention
de deux artistes. Taper sur de drôles d’instruments de musique,
jouer, s’amuser, chanter, bouger, rire, rencontrer des artistes,
d’autres enfants, d’autres parents, des professionnels du soin,
voilà la proposition lâchée en fin de consultation.
Ma
collègue les yeux écarquillés, ayant retrouvé du poil de la
bête :
— Ah
ouais ? Mais ! Alors là, je n’ai pas pensé une seconde
à ça.
— T’as
raison c’est sûrement con et carrément décalé. Mais voici mon
idée. Cette maman a vécu l’enfer mais ne veut pas de soutien, de
soutien « psy » j’entends, sa fille semble plutôt
préservée, je précise bien « semble », donc pour le
moment je me dis que ce qu’on peut faire c’est essayer à notre
niveau de les ramener dans le monde des vivants. La musique, la joie,
le jeu, l’insouciance, la magie, les rencontres, n’est-ce pas un
peu ça le monde des vivants, le monde des enfants, le monde des
parents ? Je suis sûr que des choses peuvent se passer sur ces
temps-là même après un tel parcours. Ce n’est qu’une goutte
d’eau mais Madame semblait intéressée.
Elles
ne sont finalement pas venues jouer sur de drôles d’instruments.
Mais.
Mais
nous les avons revues quelques semaines plus tard à la consultation,
avec le carnet de vaccination. Madame semblait plus apaisée. Tout du
moins, le fardeau toujours présent avait ce jour-là l’air
légèrement moins lourd à porter. La petite s’est installée près
des jouets sans que ma collègue n’ait eu le temps de l’y
inviter. Quelques phrases échangées, les nouvelles ? Les
papiers ? La petite ? Et vous Madame, comment ça va ?
Je vais examiner votre fille, puis nous poursuivrons les vaccins car
je vois que des injections ont été faites, d’autres sont à
faire. Acheter les vaccins ? Non ne vous inquiétez pas, comme
je vous l’avais expliqué la fois dernière, nous pouvons vous les
fournir. Allez, ne t’inquiète pas Princesse, ça y est c’est
fait. Bravo tu as été courageuse.
Lors
de cette seconde rencontre, nous n’avons pas rediscuté des
éléments lâchés la première fois. Madame n’a pas plongé une
fois le regard au sol. Il n’y a pas eu cet instant de silence
pesant où l’on se demande dans quelle direction va repartir
l’échange s’il repart. Les yeux de Maman souriaient sur sa
petite, sur ma collègue, sur moi. Oui, les lèvres sourient, mais
les yeux aussi savent sourire. Il y aura encore beaucoup de chemin à
parcourir, des retours en arrière, mais quelques pas semblent avoir
été faits du côté du monde des vivants. Madame s’est levée,
nous nous sommes serrés la main, puis dans le même temps qu’elle
posait le regard sur sa fille, elle lui demandait de dire au revoir à
« Tonton » en me pointant de l’index.
Affublé
de ce nouveau titre dont je ne connais toujours pas tous les
contours, je l’accueillis avec honneur et fierté. Ce fut pour moi la
première fois qu’une consultation se terminait ainsi.
Difficile
d’évaluer l’impact de ce type d’acte. Sommes-nous dans les
clous ? Que disent les recommandations ? C’est quoi cette
sémiologie à la noix ? Faisons-nous de l'Evidence Based Medicine ? Quels indicateurs utilisés pour évaluer cette
action ?
Voici
ce qu’un gestionnaire rigoureux à l’esprit plus étriqué que
son costard cravate pourrait énoncer d’une voix glaciale :
« Deux
fonctionnaires pendant X minutes à deux reprises payés tant de
l’heure pour recevoir un enfant et sa mère sans couverture sociale
à qui ont été fournis et injectés deux vaccins d’un montant
total de X euros sachant que nos objectifs tant en termes de maîtrise
des dépenses que de masse salariale et blablabli et blablabla…
Voici ma conclusion
(le gestionnaire ayant pris le soin de desserrer son nœud de cravate pour éructer sa sentence d’un ton ferme et percutant) :
Manque total
d’efficience. Passer tout ce temps pour seulement deux vaccins non
mais bande de feignasses c’est scandaleux ! On y laisse un
pognon de dingue avec vos conneries ! Foutez-les dehors et
supprimez leurs postes, la nation s’en portera mieux ! »
Vous
savez quoi ?
Le
seul indicateur qui compte à mes yeux même si je ne sais ce qu’il
indique vraiment c’est ce titre de Tonton que cette mère m’a
octroyé avec ce sourire contagieux. Il n’indique pas forcément la
meilleure direction à prendre mais je n’ai pas l’impression
qu’il en indique une très mauvaise. Mais surtout, au delà de
cette « anecdotique » consultation, face à la dictature
galopante de la rentabilité, hommage au monde du soin, du social,
associatif qui œuvre chaque jour à tendre la main pour faire
revenir nos sœurs et nos frères dans le monde des vivants aux
quatre coins de France, au pays des Tontons, aux quatre coins de la
planète.
Vive
le titre de Tonton, vive la
cette France.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire