La
chef de pédiatrie n’est pas encore arrivée. Un rapide coup d’œil
à la tronche de mon confrère en fin de garde m’indique qu’il
n’a sans doute pas beaucoup fermé l’œil de la nuit. C’est à
mon tour de prendre son relais mais avant cela, il doit encore nous
présenter les enfants qu’il a hospitalisés ainsi que ceux qui ont
posé souci.
Le
staff est ce moment particulier durant lequel j’ai une oreille pour
les transmissions de mon confrère, et l’esprit à l’étage du
dessous où j’imagine que les dossiers des petits patients à voir
commencent à s’accumuler. Je suis là pour 24 h 00 de garde alors
évidemment, si ça commence à bouchonner dès le début ça me
stresse. Mais j’ai toute confiance en l’expérience de ma
collègue Rosy infirmière à l’accueil qui n’hésitera pas à
m’appeler durant le staff si besoin.
Le
staff se termine, je n’ai pas été appelé par Rosy. Je redescends
tranquille Mimile à l’accueil. Plusieurs familles attendent. Rosy
a estimé qu’il n’y avait rien d’urgent, que ça pouvait donc
attendre la fin du staff. J’entre dans le box de consultation. Je
m’installe, avec mes petites manies, un stylo à bille noir, mon
marteau à réflexes là, mon stétho ici, etc… Dans un angle
sournois de mon champ visuel, sans doute assez proche de l’angle
mort, quelque chose me dérange. Ma surrénale entre en action,
l’adrénaline se répand de façon réflexe, tachycardie, fais
chier. Je dirige mon regard vers la pile de dossiers des petits
patients qui m’attendent. Pourquoi Rosy ne m’a pas appelé ?
D’habitude, elle appelle pour ça ! Au milieu des dossiers
jaunes, il y a un dossier rose. C’est cette chemise de carton rose
qui a aussitôt déclenché cette petite décharge d’adrénaline.
Je regarde rapidement les différents motifs de consultations des
autres dossiers. C’est décidé, le dossier rose passera en
premier. Mais nom d’une pipe, pourquoi Rosy ne m’a pas appelé ?!
Avant
de venir exercer dans ce service de pédiatrie aux Antilles, j’ai
remis à jour voire mis à jour tout cours certaines de mes
connaissances. Je suis allé fouiller sur le net, j’ai imprimé des
pages et des pages de recommandations, j’ai pécho des protocoles
d’urgences sur des sites dédiés. Parce que honnêtement, après
plusieurs années éloigné de l’exercice hospitalier que j’avais
seulement connu en tant qu’interne, j’ai un peu beaucoup
passionnément à la folie flippé à l’idée d’y remettre les
pieds mais cette fois-ci en tant que toubib.
Parce
qu’elle peut être sournoise, parce que j’y ai rarement été
confronté, parce qu’une histoire dramatique a récemment eu lieu
dans le service, la drépanocytose fait partie de ces pathologies que
j’appréhende particulièrement. C’est une maladie de
l’hémoglobine, constituant principal du globule rouge permettant
le transport de l’oxygène dans le sang. Pour en savoir plus sur
cette pathologie, voici une explication accessible à tous :
https://www.orpha.net/data/patho/Pub/fr/Drepanocytose-FRfrPub125v01.pdf
En
général, les dossiers des enfants ayant déjà été hospitalisés
dans le service sont ressortis des archives lorsqu’ils reviennent
consulter aux urgences. Les dossiers sont jaunes. Sauf dans un cas.
Lorsque les enfants sont drépanocytaires, leur dossier est rose.
Voilà pourquoi pour moi dans ce service, le dossier rose est devenu
un signe pathognomonique de la drépanocytose. Un signe
pathognomonique est un signe qui à lui seul permet de faire le
diagnostic d’une pathologie car il est exclusivement retrouvé dans
cette pathologie. Le plus connu de tous les étudiants en médecine
ou presque est le signe de Koplik (petits points blancs sur la
muqueuse des joues) qui permet de diagnostiquer cliniquement une
rougeole.
Donc
là, je sais par association réflexe qu’au milieu de cette pile de
dossiers, le dossier rose est celui d’un enfant drépanocytaire.
Son motif de consultation est une fièvre. C’est l’enfant que je
m’apprête à examiner le premier en me demandant encore pourquoi
Rosy, habituellement si fiable, ne m’a pas appelé… Une fièvre
chez un drépanocytaire quand même quoi ! Voyons Rosy !
L’enfant
sage comme une image, beau comme un cœur, entre accompagné par sa
maman. Nous l’appellerons Robin, Robin des îles. Ils sont tous
deux sereins. C’est vrai que vu la pathologie, les hospitalisations
sont sans doute fréquentes, ils s’y sont habitués…
Pendant que j’examine Robin, je les interroge lui et sa maman. La fièvre ? Depuis combien de temps ? Elle est montée à combien ? D’autres signes ? Une toux ? Un essoufflement ? L’état général ? L’appétit ? Des douleurs ? Je questionne, je cherche, j’inspecte, je palpe.
Pendant que j’examine Robin, je les interroge lui et sa maman. La fièvre ? Depuis combien de temps ? Elle est montée à combien ? D’autres signes ? Une toux ? Un essoufflement ? L’état général ? L’appétit ? Des douleurs ? Je questionne, je cherche, j’inspecte, je palpe.
Le
dossier rose est posé sur le bureau. Je ne l’ai pas ouvert, je
n’ai pas encore vérifié le type de drépanocytose, la dernière
prise de sang, le dernier taux d’hémoglobine, la dernière
hospitalisation. D’ailleurs, question hospitalisations, à y
regarder de plus près, l’épaisseur du dossier m’indique
qu’elles ne semblent pas avoir été si nombreuses que ça. Et
Rosy ? Elle m’fait la gueule Rosy ou quoi ? J’suis pas
l’pire des toubibs quand même ! J’lui dis bonjour à
l’infirmière le matin quand j’arrive, MOI… Même les
secrétaires je les salue le matin, MOI…
Bon.
Mon petit Robin des îles n’a pas l’air si mal que ça, il tolère
très bien sa fièvre. Mais avec la drépanocytose, méfiance. Elle
est vraiment sournoise cette maladie, d’ailleurs la plus grave et
la plus fréquente porte bien son nom, on parle de drépanocytose SS,
deux lettres glaçantes pour moi. L’association réflexe…
Devant
Robin, mon examen clinique terminé, sans rien dire à personne, j’ai
plus ou moins dans la tête ce que j’ai appris, lu, relu, ce qui
est recommandé sur sa pathologie (la formation professionnelle).
Puis viennent s’y mélanger les petits patients drépanocytaires
que j’ai eus à prendre en charge avant lui (l’expérience
professionnelle). J’imagine que c’est grosso modo de ce mélange
que va découler ma conduite à tenir. Bilan sanguin, pas bilan
sanguin ? Simple surveillance ? Hospitalisation ?
Si
le dernier petit garçon drépanocytaire vu avant Robin envahit trop
mon esprit, c’est clair que je vais dégainer le bilan sanguin et
envisager l’hospitalisation. Le coquin est arrivé frais comme un
gardon alors qu’il avait une taux d'hémoglobine dans les chaussettes.
J’étais à deux doigts de le laisser filer. Mais là quand même,
il n’a vraiment pas l’air mal du tout ce Robin. Oui mais. A moins
que. Au cas où. P’t’ête ben qu’oui p’t’ête ben qu’non.
Evaluons
un peu la situation avec la maman, ça nous éclairera peut-être ?
La maladie, le patient, le contexte, tout prendre en compte.
C’est
en échangeant quelques phrases avec la maman médusée que je
comprends que Robin est autant drépanocytaire que moi je suis
accordéoniste. On pourrait aller disséquer un à un ses globules
rouges, on ne trouverait pas une trace d’hémoglobine malade.
« L’interrogatoire
mes petits canards, l’interrogatoire » disait un de mes
professeurs à la faculté de médecine.
Robin
avait effectivement passé un petit séjour à l’hôpital quelques
mois plus tôt pour tout autre chose. Ce jour-là, le stock de
chemises cartonnées jaunes était sûrement vide, alors on avait
pris une chemise rose. Voilà tout. Rosy, mon infirmière préférée
ne me faisait donc pas la gueule.
Ceux
qui viennent de temps en temps sur ce blog savent que je peux parfois
être grinçant, pas trop d’impatience ça arrive.
Oui
parce qu’on pourrait tirer une leçon de cette expérience pour
éviter la récidive.
Mode
dérision et caricature ON.
Ou
presque
Imaginons
l’organisation d’un groupe de travail multidisciplinaire sur la
question de la couleur des dossiers d’hospitalisation afin d’éviter
les erreurs.
—Oui
euh alors en fait, uniformisons les dossiers, une seule couleur pour
tout le monde, pas de discrimination.
—Ben
c’est peut-être l’occasion de changer pour éviter les
confusions, donc ni l’un ni l’autre et proposons des dossiers de
couleur bleue.
—Ah
non, objection, le bleu ne correspond pas à la nouvelle charte
qualité, la direction ne pourra pas valider le bleu, impossible.
—Bon
ben, réfléchissons chacun de notre côté et revoyons-nous le mois
prochain.
***
Un
mois plus tard :
—Moi, après mûre réflexion, je pense que nous ne devrions pas changer les couleurs, mais plutôt renforcer les équipes administratives ainsi que le personnel de gestion des stocks de chemises cartonnées. Avec un comité de surveillance dédié uniquement aux chemises jaunes, qui sera en permanence en lien avec le secrétariat du service concerné, et le personnel des archives. Le tout sous la responsabilité d’un second adjoint au directeur de l’hôpital qu’il faudra recruter au plus vite.
—Euh,
ça fait pas un peu beaucoup d’administratifs ça ? Et il
faudra doubler les équipes puisque le même type de personnel sera
nécessaire pour les dossiers roses. Et ça va coûter cher, très
cher !
—Non,
ce sont les médecins qui coûtent cher ! Entre ce qu'ils gagnent et ce qu'ils prescrivent, c'est infernal !
—Ben
supprimons deux ou trois postes de médecins pour financer le
dispositif alors.
—A
réfléchir.
—Mais
au fait, je croyais qu’il était prévu d’informatiser
prochainement les dossiers médicaux.
—Oui
en effet, mais on a pris un peu de retard et il y aura de toute façon
une phase durant laquelle à la fois dossiers papiers et
informatiques seront utilisés. Donc il est important de statuer sur
la question.
—Le
sous-directeur adjoint n’ayant pu se libérer pour la réunion
d’aujourd’hui, il est impossible de statuer sans lui, il faut
donc attendre notre prochaine rencontre le mois prochain. Mais une
note lui sera rédigée dans ce sens afin qu’il soit mis au courant
de nos avancées.
—Bien,
très bien, alors au mois prochain.
Et
ainsi de suite.
Bref
tout ça pour dire qu’au-delà de l’histoire anecdotique du
dossier rose de ce petit patient, il ne faut surtout pas se laisser
berner voire emprisonner par les procédures, dispositifs, protocoles
papiers comme numériques. Ils sont utiles, mais gardons notre
distance pour ne pas en devenir esclaves. Un peu de bon sens et le
juste milieu entre désorganisation totale et rigidité extrême des
procédures. Le tout est de se parler pour tenter de se comprendre.
Rien ne remplacera le dialogue et l’humain. Ou alors le pire est à
venir.
Bonne rentrée à tous.
Bonne rentrée à tous.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire