lundi 2 juin 2014

LE B.A.-BA !


Je vais enfoncer des portes ouvertes, je le sais, tout cela n’est qu’évidences et bon sens, mais vraiment, c’est quand même important et on n’a pas toujours conscience de l’importance de ça, encore moins des conséquences dramatiques pouvant survenir en cas de non-respect de ce B.A.-BA.

Cette histoire vraie s’est déroulée il y a plusieurs années, quand j’étais jeune et con. Aujourd’hui je suis moins jeune, mais toujours aussi con car j’aspire vraiment un jour devenir un vieux con, donc tout va bien. J’étais jeune médecin remplaçant et œuvrais dans un cabinet isolé dans lequel le médecin n’avait eu besoin de mes services que pour la fin de semaine, style jeudi, vendredi et samedi matin. Il devait être en formation ou en WE prolongé, je ne sais plus très bien. C’était un cabinet que je connaissais déjà pour y avoir remplacé de temps à autre. L’étape des remplacements en médecine générale est une très bonne école non pas pour observer ce qui est bien ou pas, restons humbles, ne jugeons pas trop vite…, mais pour entrevoir ce qui nous correspond ou pas pour une éventuelle (très hypothétique) future installation. J’avais ainsi pu par exemple découvrir dans ce cabinet que l’exercice solitaire, sans secrétariat, sans rendez-vous, avec des renouvellements d’ordonnance très rapprochés pour pas grand-chose, des patients plutôt habitués à être mitraillés d’antibiotiques dès le moindre petit rhume, des visiteurs médicaux plutôt habitués à être gracieusement accueillis entre deux consultations, une salle d’attente bondée (car le premier arrivé est le premier servi) et sans toilettes (car apparemment dans certains endroits les patients de certains médecins n’ont jamais envie de faire pipi sans parler du reste, surtout pas les femmes enceintes, ni les vieux prostatiques, ou encore n’ont jamais la gastro ni d’infection urinaire, etc…). Bref, même si je dois bien reconnaître que ce remplacement fut utile pour mes finances, je ne porterai aucun jugement sur ce cabinet publiquement, mais je dirai qu’il m’a bien fait prendre conscience que cette façon d’exercer ne me correspondait pas. Au passage, c’est pas toujours facile d’accepter que l’exercice qui nous correspondrait n’est pas forcément des plus rentable, mais c’est pas grave, l’argent ne fait pas le bonheur et là n’est pas le sujet.

Le sujet c’est le B.A.-BA, le B.A.-BA qui peut aller jusqu’à sauver la vie. T’as vu un peu comme j’essaie d’aiguiser ta curiosité en faisant monter le suspens sans te préciser ce qu’est ce foutu B.A.-BA. Ah Ah !

Le B.A.-BA, c’est une évidence, c’est simple comme bonjour, mais tiens justement, c’est comme « Bonjour », parfois certains oublient de le dire… Pourtant c’est simple, c’est le B.A.-BA non ?

J’entame donc cette demi-semaine de remplacement où les matinées sont consacrées aux visites à domicile dont j’estime que la grande majorité n’est pas justifiée, mais ainsi soit-il amen atchoum à vos souhaits j’ai rien dit, je ne juge pas, c’est que ça ne me correspond pas, rien de plus… Répondre au téléphone en même temps que je conduis et cherche éperdument cette foutue maison paumée sur un chemin de rase campagne même si on est à moins de 5 km du cabinet, à l’époque où les GPS n’étaient pas monnaie courante, mais que je finis par trouver tout seul comme un grand sans plan, afin de renouveler l’antihypertenseur associé à deux trois broutilles pour les « aucazoù j’ai des douleurs quand le temps devient orageux» et les « aucazoù je sois constipée après le repas du dimanche midi chez ma belle-fille » d’une vaillante septuagénaire dont le mari astique la Renault Clio grise toute neuve qu’il vient de ramener du concessionnaire… Tenter de dire que la prochaine fois, ce couple charmant et alerte pourra peut-être se déplacer au cabinet… Voir le papi démarrer au quart de tour et se prendre dans les dents à la vitesse de la lumière un bon : « vraiment les jeunes docteurs c’est plus ce que c’était, au moins notre bon vieux toubib, on l’appelle, y vient sans sourciller ». Alors comment dire ? Pas trop mon trip en fait. Mais là n’est toujours pas le sujet.

Le sujet c’est le B.A.-BA. Ou comment éviter de l’avoir dans le baba avec grande simplicité et légère rigueur. Aucun besoin d’avoir un QI explosant toutes les statistiques ni de masteriser au concours de l’internat (ECN pour les petits jeunots tout mimi) et encore moins d’empocher sa thèse avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Balivernes tout ça !

L’après-midi, c’est au tour des consultations sans rendez-vous. La salle d’attente s’est rapidement remplie avant l’heure de début. Contrairement au rayon boucherie du supermarché, pas besoin de tickets ici (pour le moment tout du moins, un jour peut-être…). Les clients patients sont disciplinés et savent qui est arrivé le premier, donc qui sera servi le premier. Et même que des fois, lorsque l’un d’entre eux est arrivé en dixième position mais ne semble pas dans son assiette, les neufs premiers peuvent proposer de le laisser passer. C’est trop beau. Mais ça ne me convient pas pour autant. Lorsque j’ouvre la porte de la salle d’attente (sans toilettes, j’insiste car même des années après, je trouve ça, comment dire ? Non rien, on va dire que ça ne me correspondait pas, rien de plus), donc lorsque j’ouvre cette porte et que je vois toutes ces paires d’yeux me fixer, ça me tortille légèrement les boyaux du ventre. Ce qui est terrible c’est quand tu en prends un et que tu en vois arriver trois de plus. C’est un peu comme si tu pédalais dans la semoule face au vent en serrant les freins dès le premier lacet de l’Alpe d’Huez. Ouais, genre un peu ça quoi, et sans dopage ou presque. Ce qui est terrible aussi, c’est l’étonnement des patients lorsque tu leur demandes de s’allonger pour les examiner, d’enlever au moins le haut pour prendre la tension. Certains ne comprennent pas et te reprochent même ta lenteur, te disent que c’est pas comme ça que les affaires vont tourner… Soit. Le téléphone continue de sonner régulièrement, une demande de visite non justifiée pour le lendemain matin, une demande de renouvellement d’ordonnance à déposer dans la boîte au lettre, négocier pour soit voir le patient, soit qu’il renouvelle sa demande au médecin remplacé dès son retour. Puis le fax qui se met en route et le papier qui défile. Encore une connerie de pub pour du matériel médical, très probablement. On verra ça plus tard. Car là j’ai encore du peuple en salle d’attente et le téléphone qui sonne sans cesse, putain de fuck de téléphone, je le passerais par la fenêtre, fait chier le téléphone… vive les pigeons voyageurs ! Alléluia les pigeons voyageurs, je vous aime, vous êtes mes frères les pigeons voyageurs, mais là n’est pas le sujet.

Le sujet, c’est le B.A.-BA. Un truc con mais con, si tu savais.

Je ne sais par quel miracle, la salle d’attente a fini par se vider. Un peu par moi, un peu d’elle-même. Oui quand on remplace, certains patients préfèrent attendre le retour du vrai docteur, ça se comprend, et c’est pas toujours vrai d’ailleurs car c’est parfois l’inverse. Si si, véridique, certains patients attendent parfois le retour du remplaçant quand il remplace régulièrement au sein d’un cabinet et peuvent ne pas voir leur médecin traitant pendant quasiment un an. Bref, moment d’accalmie, je m’enfonce dans le fauteuil cossu, même le téléphone a décidé de se la fermer un peu. Je souffle, range le bordel sur le bureau, arrache cette feuille sortie du fax tout à l’heure. Finalement, ça n’a pas l’air d’une pub, ça a même la tronche d’un résultat d’examen biologique. Et quel examen ! Et quel résultat ! Rouh putain la jolie surprise ! Sur cette foutue feuille de fax, je découvre un résultat de dosage de troponine au plafond ce qui veut dire qu’un type que je ne connais pas, que je n’ai pas vu en consultation mais qui a probablement été vu la veille par le médecin remplacé est en train de faire un infarctus du myocarde. J’ai sur cette feuille de fax son nom, son prénom et sa date de naissance, largement suffisant pour ouvrir son dossier. Reste calme et serein gamin, tout va bien se passer. J’ouvre son dossier dans lequel j’ai confirmation de son nom, son prénom et sa date de naissance. Pas un poil de plus, rien, nada, nothing. Aucun antécédent, aucun élément clinique pouvant m’éclairer sur cette demande de biologie, pas d’adresse, pas de téléphone… Non, rien de rien.

C’est pas si fréquent en médecine générale, mais là, on peut dire que le compte à rebours est lancé pour ce patient, il ne faut pas traîner. Première chose : le joindre au plus vite pour en savoir plus…

Rien dans son dossier. Bon, pas grave, prenons l’annuaire version papier. Euh, petit souci, je ne sais pas où il habite. Pas grave, tapons son nom, son prénom, et n° de département dans l’annuaire version numérique. Putain, toujours rien. C’est quoi cette arnaque ? Elle est où la caméra cachée là ? C’est beaucoup moins rigolo. Je commence à me demander si je ne vais pas vivre un grand moment de solitude. Appelons le labo d’analyses pour avoir ces foutues coordonnées en spécifiant au passage que bon OK c’est sympa d’appeler pour prévenir que l’Hémoglobine glyquée de Mme Tartempion est limite et que le cholestérol de Mr Duchemol est élevé… mais que c’est encore mieux de passer un coup de fil au toubib quand une hémoglobine est à 3, un INR à 8, ou en l’occurrence comme ici, lorsqu’une troponine est au plafond !

C’est décidément pas ma journée, encore moins celle du patient, le labo n’a ni adresse ni N° de téléphone non plus. Incroyable mais véridique ! Le fameux concours de circonstances, cette succession de petites et grandes négligences qui peuvent aboutir au drame. J’ai envie de maudire le médecin que je remplace, alors que je ne devrais peut-être pas. Ne jamais juger sans savoir… Mais là quand même, merde quoi !

Je tente l’appel à la pharmacie du coin, au cas où ce Monsieur qui est peut-être tranquillement en train de mourir soit un jour allé y chercher des médicaments et qu’il y soit enregistré. Nouvel échec.

Je m’affale dans ce fauteuil cossu, le visage dans mes mains pour réfléchir. Le téléphone sonne, finalement j’aime quand le téléphone sonne, ce téléphone mon sauveur ! Probablement le labo d’analyses ou la pharmacie du coin où l’on a retrouvé trace d’une adresse ou d’un N° de téléphone, le B.A.-BA.

_Allô bonjour docteur.

_Bonjour, je suis son remplaçant.

_Je suis Mme X. je souffre terriblement d’une bonne crève, puis-je passer en fin de journée après vos consultations pour ne pas attendre ? Je suis prof de philo et j’ai plein de copies à corriger. A moins que vous ne passiez à la maison ce soir ou au pire demain matin de bonne heure ?

Mes oreilles fument, des têtes de mort apparaissent, le visage de ma propre prof de philo me revient. Je la revois me vociférer qu’elle ne voit pas par quel miracle j’obtiendrais le bac et que de toute façon, je ne ferai jamais rien de ma vie. Vengeance ! Soudaine envie de meurtre ! C’est con pour quelqu’un qui a passé 10 ans de formation à se faire bourrer le mou et être convaincu qu’il serait payé à sauver des vies à longueur de journée. Quel gâchis ! J’ai envie d’hurler : « Mais fuck de fuck ! Va crever charogne ! Je m’en bats les couilles de ta crève ! Et je t’invite à aller philosopher de mes mots avec Platon, Aristote ou celui que tu veux, mais lâche-moi les tongs car j’ai un truc hyper important à régler là tout de suite ». Bien sûr, je n’ai jamais dit ça de ma bouche tout comme mes oreilles n’ont jamais vraiment fumé. Il ne s’agit que d’un énième petit pétage de plombs intérieur, ni vu ni connu.

Revenons à notre ami sans adresse. Que faire ? Appeler les copains du SAMU ?

« Salut les copains du SAMU, bisous bisous. J’vous appelle juste pour vous dire qu’y a un type quelque part par là dans le coin qu’a une troponine élevée, je ne connais pas ses antécédents, ni ses symptômes, je ne sais pas où il habite, ni la façon de le joindre si par chance il est encore joignable à l’heure qu’il est, mais dépêchez-vous de le trouver avant qu’il ne soit trop tard. Et merci hein les copains du SAMU, à +, on se rappelle hein »

Mouais, ça le fait pas trop.

Alors, que faire ? Appeler les copains les keufs ? Enfin les copains, tout est relatif ;-) Je ne pense pas qu’en ces circonstances, on puisse me reprocher de trahir le secret médical, mais que vont-ils faire de plus les keufs ? Ils ont peut-être des fichiers top secrets sur chacun d’entre nous, et peuvent me filer l’adresse de ce fameux type ? Mouais mais non, je ne le sens pas trop non plus ça.

Pfff. Que c’était le bon temps lorsque j’étais interne aux urgences et que je pouvais botter en touche pour toutes les demandes de patients qui ne me semblaient pas vitales et qui m’emmerdaient : « Mais oui mais oui ma brave dame, vous verrez cela avec votre médecin traitant »… Sauf que là le problème, c’est que je remplace justement le médecin traitant et que surtout, ça semble plutôt vital le truc !

J’imagine aisément à ce stade tous les « yaquafaucon » qui fusent pour se sortir de ce bourbier. Y a qu’à appeler le médecin remplacé sur son portable perso. A ben oui tiens qu’elle est bonne cette idée. Fastoche. Sauf que je n’ai jamais eu ce N°. A chaque fois que je l’ai appelé, c’était pour convenir des dates de remplacement, et c’était sur la ligne du cabinet, point barre. D’habitude j’ai effectivement le N° perso des médecins que je remplace, mais là non. Le fameux concours de circonstances je te dis.

Y a pas à chier, il aurait fallu dès le départ respecter le B.A.-BA. Le B.A.-BA d’un dossier médical, c’est un nom, un prénom, une date de naissance ET putain de merde ! C’est aussi une adresse et un n° de téléphone. C’est pas compliqué et ça peut éviter de l’avoir bien profond dans le BABA. A condition encore de vérifier régulièrement que ces coordonnées n’aient pas changé. D’où par exemple l’intérêt et l’importance pour le médecin traitant d’être doté d’un secrétariat digne de ce nom… (Marisol si tu m’entends)

Ce jour-là j’avoue avoir maudit comme un veau ce médecin traitant que je remplaçais. Pourquoi ne pas avoir respecté le B.A.-BA ? Ne pas avoir pris les coordonnées de son patient à qui il avait tout de même prescrit entre autre un dosage de troponines ? Et ne pas m’avoir laissé un petit mot, une trans comme on dit dans notre jargon, m’informant de cette prescription et de son contexte ? J’ai tendance à penser qu’à partir du moment où l’on a suffisamment d’arguments pour vouloir doser une troponine, il ne faut pas lâcher le patient dans la nature et l’adresser plutôt rapidement à l’hosto, mais c’est un avis perso, je suis loin de tout savoir et dans ce cas présent, je ne sais justement absolument rien, excepté le taux élevé de troponine.

Parfois la vie ne tient vraiment qu’à un fil. Le soir même, le patient en question était finalement pris en charge en soins intensifs de cardiologie. Le compte à rebours pouvait être arrêté, sa peau était sauvée.

Le médecin que je remplaçais n’était pas son médecin traitant. D’ailleurs ce monsieur n’avait pas de médecin traitant, tout comme il n’avait pas d’adresse ni de téléphone fixe, juste un portable. C’était ce genre de type qu’on qualifie à la campagne d’« original », une sorte d’ermite créchant dans une cabane en pleine forêt et vivant modestement de petits boulots à droite et à gauche. Il était venu faire de petits travaux de jardinage chez le médecin remplacé, à qui il avait vaguement parlé d’une gêne dans la poitrine, d’une symptomatologie à la noix, peu évocatrice. Le médecin lui avait alors rapidement prescrit une biologie de façon réflexe, comme ça, entre deux* (* titre d'un précédent billet au sujet des consultations entre deux...), pendant qu’on y est, ça ne mange pas de pain. J’aurais peut-être fait exactement la même chose.

Le B.A.-BA, si finalement et avant tout c’était ne jamais juger sans savoir ? Et prendre conscience qu’il y a ce qui est écrit dans un dossier médical, et tout ce qui ne l’est pas…

2 commentaires:

  1. Comment as-tu fait pour le joindre finalement ?
    C'est marrant je remplace en ce moment même dans un cabinet identique ! (Sauf qu'il ne met pas trop d'antibios pour rien...) alors ça m'a bien fait rire!Surtout le téléphone ah ah!Trop envie de remettre le répondeur en pleine journée des fois...

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  2. Cher Sylvain

    Non vraiment tes billets sont trop long.
    C'est bien parce que c'est toi que je suis allé jusqu'au bout.

    Ce commentaire pour une remarque : les patients qui peuvent se déplacer et qui ne le font pas , trouvant naturel de faire déplacer leur médecin qui ne dit rien ( un d'eux m'a dit : à quoi bon, je vais passer plus de temps à négocier alors j'accepte sans rien dire).
    Idem que toi, un brave dame , pas impotente du tout vivant chez sa fille à qui j'ai demandé si le curé se déplaçait aussi pour lui faire la messe à domicile . Réponse : bien sur que non, elle va à l'église tous les dimanche !!!! Je crois qu'elle n'a pas compris ma remarque .

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