Les matraqués de l’intérieur sont tous ces blessés sans blessure externe, sans plaie visible, sans pansement, sans bandage, sans béquille. Mais alors ? Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? Où sont-ils ? D’ailleurs, existent-ils vraiment ?
Une simple mais froide et triste illustration devrait rapidement éclairer le propos.
En France, chaque année, 160 000 mineurs sont victimes de violences sexuelles, dans 80 % des cas il s’agit d’inceste, ce sont 3 enfants par classe.
Voilà ce qu’un matraqué de l’intérieur peut être. Un bout de chou qui doit se construire alors qu’une partie de son intérieur a été détruite, anéantie, en silence. Là où de l’extérieur, on ne le voit pas, on ne l’entend pas, on ne le comprend pas, et bien plus que ça, on ne le pense pas. Même si parfois, quelques signes de souffrance pourraient nous mettre sur la voie, ou au moins en faire émerger l’hypothèse dans un coin de notre tête.
Hormis ces 160 000 mineurs victimes de violences sexuelles chaque année en France, pourrions-nous trouver d’autres matraqués de l’intérieur ? Faut-il beaucoup chercher ? Est-ce difficile à débusquer ?
16 % des femmes, 5 % des hommes en France ont subi des viols ou des tentatives de viols dans leur vie. Le viol est la violence la plus pourvoyeuse de troubles psychotraumatiques dont le plus connu est le trouble de stress post-traumatique.
Le viol est un évènement traumatique, ou plutôt traumatogène, comme l’est un attentat, un accident de la route, une brutale agression dans la rue. Comme l’est potentiellement toute situation de confrontation à sa propre mort ou à celle d’autrui, toute menace de l’intégrité physique et/ou psychique d’un individu.
Un matraqué de l’intérieur incompris de l’extérieur est cette femme qui n’a pas fait partie des 122 femmes décédées des suites de violences conjugales en 2021 mais qui pour oublier l’enfer de son quotidien noie ses invisibles douleurs dans l’alcool. Cette même femme triste et vide que le cocktail antidépresseur-anxiolytique-somnifère ne délivre d’aucune souffrance voire au contraire, l’enferme encore plus. Cette femme qui en 2022 a peut-être terminé sa route en voiture fracassée contre un platane, fracturée de partout. Une polytraumatisée admirablement secourue par pompiers et SAMU sans qu’on imagine un instant qu’il s’agissait d’une tentative de suicide d’une « polypsychotraumatisée », terme non médical, non reconnu, mais illustrant à mon sens ce que peut être une victime d’évènements traumatiques répétés source de trouble de stress post-traumatique complexe (En savoir plus). Donc trouble complexe à comprendre, à repérer, à accompagner. Cette femme non décédée des suites de violences conjugales en 2021, secourue d’un Accident de la Voie Publique en 2022, miraculeusement sauvée de polytraumatismes, mais victime par cet accident d’un énième évènement traumatique survenant sur un terrain déjà si fragile que les addictions majorées précipiteront vers la cirrhose pour se terminer des années plus tard par un cancer du foie (hépatocarcinome) fatal. Femme qui ne fera donc jamais partie des décès des suites de violences conjugales, et pourtant.
Voilà, sans trop d’exagération, même si certains trouveront le propos tiré par les cheveux, ce que peut être un matraqué de l’intérieur incompris de l’extérieur, incompris par ses proches, ses amis, ses voisins, ce qui peut s’entendre. Et qui pourra parfois de surcroît être victime d’idées toutes faites du type : « si elle reste avec ce sale type c’est qu’elle aime ça ! », ou encore « elle boit comme un trou, elle ne fait rien pour s’en sortir » etc…. Voilà ce qu’est un matraqué difficilement compris des professionnels, de la société, des soignants, puisque le matraqué lui-même ne comprend pas plus ses propres comportements ni ses profondes souffrances qu’il a tant de mal à verbaliser. Ce matraqué enfermé dans une spirale infernale, glissant sur le toboggan de violences multiples dont il se questionne lui-même sur la véracité du fait en partie de mécanismes tels la dissociation (En savoir plus) .
Sans aller jusqu’à cette situation extrême mais réelle, ce sont des trajectoires de vie percutées à jamais, des personnalités impactées, des estimes vidées, des errances voire des erreurs diagnostiques, des relations sociales, amicales altérées, une intimité broyée, une sexualité détestée à en devenir détestable et pire encore.
Et, ce n’est écrit à ma connaissance dans aucun bouquin de médecine, ce sont aussi potentiellement de véritables histoires d’amour empêchées, bafouées, confisquées, salies à jamais. De véritables histoires d’Amour qui ne demandaient qu’à être si belles, qu’à exister tout simplement.
C’est un véritable fléau de santé publique.
Comme tout fléau, ce sont plusieurs leviers dans différents domaines, différentes professions, différentes institutions, à lever pour lutter contre. Ce sont plusieurs maillons d’une chaîne à créer, à consolider, à inventer, à accepter,à valoriser.
Une indispensable prise de conscience est née, des progrès émergent, certains regards changent. Mais beaucoup reste encore à faire.
Dans le domaine du soin, fin 2020 la Haute Autorité de Santé a publié une note sur l’évaluation et la prise en charge des syndromes psychotraumatiques chez les enfants et les adultes (Note HAS) .
De diverses façons, ce sont plusieurs graines à semer un peu partout pour espérer qu’elles germent un jour. Alerter, sensibiliser, former, vulgariser sont quelques exemples de semences.
A un tout petit niveau qui ne révolutionnera pas la médecine, on peut un jour tenter de sensibiliser sur ce sujet son entourage professionnel, un collègue, un service, d’autres services, en espérant que les graines se dispersent. On peut débuter un travail, mener une étude, en tirer des conclusions, en écrire un article, jusqu’à se frotter à l’aventure de la publication. Et publier cet article dans le seul but de disséminer une graine supplémentaire.
En voici un tout petit exemple dont est proposée l’introduction.
Avant de la lire, il est important de préciser que l’auteur de ce blog a un fort lien d’intérêt, et même un conflit énorme avec l’auteur de l’article en question. Ce conflit ne se résoudra sans doute jamais.
Un résumé est consultable sur le site de la Revue Périnatalité éditée par © Lavoisier SAS 2022
S’agissant d’une revue scientifique à comité de lecture, la totalité de l’article n’est pas libre d’accès.
INTRODUCTION
En France, la confrontation à un évènement traumatique concerne 30 % de la population, 10 % des individus présenteraient des symptômes de reviviscences post-traumatiques au cours de leur vie [1 2]. Un évènement potentiellement traumatique se définit comme toute situation impliquant une mort violente, une menace de mort, une blessure grave ou des violences sexuelles [3]. La confrontation à ce type de situation peut générer divers troubles psychiques regroupés sous le titre de syndromes psychotraumatiques. Les syndromes psychotraumatiques toucheraient 4,6 % de la population générale en termes de prévalence vie entière. Le plus connu de ces syndromes, le Trouble de Stress Post Traumatique concernerait quant à lui entre 1 et 2 % de la population [1 4]. Sans repérage précoce, les symptômes de stress post-traumatique peuvent s’installer durablement, s’aggraver de comorbidités et majorer considérablement le risque de passage à l’acte suicidaire [5]. Les conséquences cliniques spécifiques au psychotraumatisme, lui-même associé à de nombreuses et fréquentes comorbidités en font un véritable fléau de santé publique.
Ce sont essentiellement les différentes vagues d’attentats qui ont marqué une évolution importante de la prise en charge des psychotraumatismes durant ces trente dernières années. Les Cellules d’Urgences Médico-Psychologiques sont nées au lendemain des attentats de 1995 à Paris. C’est suite à la nouvelle série d’attentats d’ampleur de 2015 qu’est créé le Centre National de Ressources et de Résilience (CN2R) et que seront recensés les 12 premiers centres régionaux du psychotraumatisme.
Sur le plan de la reconnaissance diagnostique, la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM 5) publiée en 2013, caractérise les troubles liés aux traumatismes et au stress comme une catégorie bien distincte [3]. Elle introduit également des critères diagnostiques spécifiques du Trouble de Stress Post Traumatique pour les enfants âgés de moins de 6 ans. En 2018, le diagnostic de Trouble de Stress Post Traumatique complexe apparaît dans la 11ème version de la Classification Internationale des Maladies (CIM-11), reconnaissant cette entité nosographique comme un trouble à part entière [6].
En 2020, la Haute Autorité de Santé (HAS) a publié une note de cadrage sur l’évaluation et la prise en charge des syndromes psychotraumatiques des enfants et des adultes. Cet écrit démontre l’enjeu majeur de santé publique pour lequel médecins libéraux, services de pédiatrie, de psychiatrie, etc. doivent être sensibilisés et impliqués [7]. Bien que non cités par la HAS, les services de Protection Maternelle et Infantile (PMI), croisement du médical dans le champ de la périnatalité, du médico-social et de la protection de l'enfance font partie de ces acteurs potentiels. En effet, plus de 2/3 des enfants et adolescents ont vécu au moins un évènement traumatogène dans leur vie, 1/3 d’entre eux de façon répétée, et 20 % au moins ont développé par la suite un syndrome psychotraumatique [8-10]. L’étude Adverse Childhood Experience démontre que la maltraitance et le dysfonctionnement familial dans l’enfance contribuent aux problèmes de santé (maladies cardiaques, cancers, diabète, addictions) des décennies plus tard avec une relation dose-effet des expériences négatives vécues dans l’enfance [11]. En périnatalité, le Trouble de Stress Post Traumatique concernerait 3 % des femmes [12]. Si la césarienne en urgence en est un facteur de risque [13], même une naissance physiologique pourrait être à l’origine d’un Trouble de Stress Post Traumatique [14].
L’objectif de cette étude est d’explorer le rôle que peuvent prendre les professionnels de santé exerçant en PMI dans la prévention, le repérage et l’orientation des syndromes psychotraumatiques.
Accéder au résumé sur le site de la Revue Périnatalité ici : lien vers la revue
Bonjour Sylvain
RépondreSupprimerEn lisant ton très beau texte je ne pouvais m'enlever de l'esprit la situation actuelle de délabrement des services hospitaliers en général et de la psychiatrie en particulier.
De la difficulté (euphémisme) de trouver un professionnel de santé psychologique à qui confier des patient(e)s qui ont besoin de soins adaptés;
Mais aussi le médecin généraliste que je suis, où le temps, consacré à écouter et échanger avec le patient(e) est capital, ne peut que "crier sa détresse".
En effet nos gouvernants font tout pour que ce temps soit réduit au minimum et que la quantité prime sur la qualité, déserts médicaux obligent.
Je n'ai pas oublié l'exemple de cette consoeur généraliste salariée qui a été licenciée au motif qu'elle prenait trop de temps avec chaque patient (20mn).
La réalité que tu éclaires par ton article risque de ne pas trouver de solution de soin, ni aujourd'hui, ni demain et la souffrance solitaire continuera sans que le système de santé n'y apporte la moindre aide.
Désolé pour mon pessimisme.
Salut Sylvain.
RépondreSupprimerTu devrais publier plus souvent.
Ce texte est admirable et devrait être lu à voix hautes dans toutes les structures médico-sociales françaises.
Au moment de cette pandémie qui n'en finit pas et qui suscite toutes les haines, les oubliés de l'Histoire, les invisibles, les invisibilisés ont besoin de voix comme la tienne.
Amitiés (c'est un lien d'intérêt majeur)