Mon
premier stage hospitalier en tant qu'étudiant en médecine s'est
déroulé dans un service d'hématologie. C'était juste après le
ramassage des patates arrivées à maturité dans un champ de mon
grand-père. J'avais eu le temps de me décrasser les ongles, mais le
manche de la bêche m'avait corné les paumes à jamais. La
transition « rangs de pommes de terre / stage hémato CHU »,
pas la peine de te faire un dessin. Ce stage m'a marqué. On y
recevait les cas les plus lourds de la région : leucémies,
lymphomes, myélomes, etc... A voir tous ces malades, toutes ces
pathologies, j'ai fini par me demander quand mon tour viendrait. Je
me suis rapidement mis à me palper, rechercher la rate, le foie, les
aires ganglionnaires, et les testi... oui les burnes aussi y sont
passées régulièrement. Le matin au réveil, je traquais la bête,
devant, derrière, dedans, partout elle rôdait la charogne. C'était
évident qu'elle était là à attendre patiemment le meilleur moment
pour attaquer. Si j'avais pu, je me serais prescrit des analyses de
sang pour vérifier que tous mes globules restaient tranquilles au
moins une fois par semaine, pis une radio pulmonaire aussi tous les
15 jours sans oublier un scanner thoraco-abdominal mensuel. Et si
j'avais pu, j'aurais prescrit ça à tous mes proches, à ma meuf, à
mes potes, pour pas qu'ils meurent à cause d'une de ces saloperies
de maladie qu'on voit en hémato. La vache, que j'étais mieux à
ramasser des patates dans le champ de mon grand-père en
réfléchissant à tout pis à rien, surtout à rien.
Évidemment,
j'exagère un peu. Mais je pense que nombreux sont les étudiants en
médecine qui, du fait notamment de cette vision biaisée qu’offrent
les stages en CHU, passent par ce stade où l'émotion l'emporte sur
la raison au point d'avoir peur pour soi et les siens. Quoi de plus
normal, de plus humain ?
C'est
ce que j'ai décidé de baptiser d'un commun accord avec moi-même :
le stade pré-pubère du
futur médecin.
C'est
un stade où tu penses qu'être armé jusqu'aux dents d'examens
complémentaires te permettra de mitrailler voire de bazouquer des
rafales de bons traitements dans l'unique et formidable but de sauver
des vies. Le Rambo de la médecine.
Oui,
à ce stade, tu imagines encore qu'un médecin passe ses journées à
sauver des vies.
Après
le stade pré-pubère qui peut parfois durer longtemps chez certains,
si longtemps qu'ils n'en sortent jamais, on peut atteindre ou pas le
stade pubère.
Le
stade pubère permet d'acquérir une très modeste sagesse, c'est le
stade du questionnement :
« Où cours-je ? Où vais-je ? » Mais aussi le
stade de la rébellion :
« Non, je ne suis pas d'accord, ça n'est pas comme ça qu'il
faut faire, ça n’a pas d’intérêt ! » Il peut
commencer relativement tôt, dès l'internat pour certains (la
puberté précoce), tard pour d'autres, voire jamais. C’est à ce
stade que tu comprends qu'à défaut de sauver des vies à longueur
de journée, réussir à en préserver et éviter d'en gâcher est
déjà un beau challenge. Tu t'aperçois que finalement pour sauver
des vies, il fallait plutôt faire sapeur-pompier par exemple. Et même
plein d'autres choses n'ayant rien à voir avec la médecine. Ben si,
je te jure. Regarde l'ingénieur qui un jour met au point l'airbag
dans les bagnoles, il sauve des vies non ? Et pire, le
législateur pas toujours véreux qui impose le port de la ceinture
de sécurité, il sauve des vies lui aussi non ? Beaucoup plus
que bien des toubibs.
A
condition de bénéficier d’un bon compagnonnage, cette phase de
puberté permet également de lever légèrement la tête du guidon
pour découvrir qu’à côté de l’exercice d’une médecine de
paroisse existe une médecine basée sur les preuves. Ce qu’on
appelle l’Evidence Based Medicine dont je reprendrai la définition
qui me semble tout à fait juste sur le blog d’un confrère
généraliste et seulement généraliste. Voici comment Doc du 16 a repris et adapté la définition de l’EBM :
"Intégrer
l’expertise interne (l’expérience clinique du praticien) à
l’expertise externe (les meilleures preuves disponibles et
applicables issues de la recherche) pour mieux prendre soin d’un
patient / malade qui a ses propres valeurs et préférences."
Il
me semble difficile en 2014 d’exercer correctement la médecine
sans tenter de faire cet aller-retour régulier entre ce que je
pense, ce que j’observe, ce que j’ai appris / ce que les
autres pensent, observent et peuvent m’apprendre / ce que le
patient pense, observe et peut m’apprendre.
Cela
me paraît même impossible si l’on ne dépasse pas le stade
pré-pubère sus-décrit, stade d’apprentissage qui par ailleurs
reste un passage quasi obligatoire et indispensable pour tout
médecin.
Maintenant
que cela est posé et que tu te demandes probablement où je veux en
venir, voici deux petites anecdotes que je trouve relativement
croquignolettes…
La
première vient d’un bref échange avec le Dr Christian Lehmann qui relate avoir tenté d’expliquer sur les ondes d’une grande
radio à un célèbre urologue acharné défenseur du dépistage du
cancer de la prostate par dosage du PSA, l’erreur de cette méthode
de dépistage. La réponse de l’urologue fut en substance :
« Monsieur vous faites de la santé publique, moi je sauve des
patients »
La
seconde anecdote est tirée du tout récent dernier livre de Rachel Campergue traitant du dépistage du cancer du sein par mammographie. Un
radiologue responsable d’une association qui propose le dépistage
par mammographie dès 40 ans en dehors des recommandations s’offusque dans la presse
régionale contre des études pourtant publiées dans des revues
respectables comme le British Medical Journal ou The Lancet qui remettent en cause l’intérêt
de ce dépistage à partir de 50 ans. Voici ses propos :
"On
est en train de maximiser un risque qui n’a pas lieu d’être
alors que le bénéfice est bien réel. Pourquoi donner la parole à
des statisticiens, des personnes qui n’ont jamais vu un malade ? Ça
me fout hors de moi".
Dans
les deux cas (il en existe probablement beaucoup d’autres sur bien
des sujets), il s’agit du même type de réponse à savoir
« Circulez, y a rien à voir ». Aucun intérêt de lancer
le débat, il n’y a pas de débat, pas de réflexion, pas de
questionnement puisqu’il y aurait d’un côté des branleurs de
statisticiens nullissimes dont on balaie les travaux d’un revers de
mains, et de l’autre des médecins cliniciens véritables sauveurs
de vies et même de l’humanité toute entière pendant qu’on y
est. Cela ressemblerait presque au stade pré-pubère non ?
Ce
qui est encore plus marrant, c’est que l’un de ces deux médecins
est professeur. Un professeur de médecine possède la triple
fonction de médecin, d’enseignant, et de chercheur. On peut donc
logiquement imaginer que non seulement l’EBM lui parle, qu’il la
pratique, mais qu’il est hautement envisageable qu’il participe à
son enseignement et même contribue à l’alimenter par ses travaux
de recherche. Je suis sans doute naïf, mais je ne crois pas un seul
instant qu’en France il soit possible d’accéder au professorat
par hasard. Je pense qu’au contraire il faut beaucoup de travail,
de compétences et de rigueur pour réussir. Cela ne veut en revanche
par dire qu’un professeur possède l’excellence dans tous les
domaines de la médecine. Il faut par conséquent probablement éviter
de boire toutes ses paroles lorsqu’il s’exprime sur d’autres
sujets que celui dont il est censé être la référence. Et
lorsqu’il s’exprime sur sa spécialité en refusant tout débat,
tout questionnement, qu’il semble avancer avec grandes certitudes
car lui seul sauve des vies et les autres sont des cons, je pense
qu’il faut commencer à se méfier. Je ne dis pas qu’il a
forcément tort, mais qu’il faut au moins se doter d’un minimum
de méfiance.
Pourquoi
n’aurait-il pas forcément tort ?
D’une
part, dans les deux anecdotes citées plus haut, tous les
protagonistes ont le même type d’objectifs :
-au
mieux sauver des vies quand c’est possible
-au
pire préserver des vies et éviter de les gâcher
Par
ailleurs, l’expérience clinique (un des triptyques de l’EBM) de
tous est respectable. D’autant plus lorsqu’on est spécialiste de
la question abordée, tout
du moins normalement...
Enfin,
comment savoir qui se réfère s’il
s’y réfère à
l’expérience externe (les meilleures preuves disponibles et
applicables issues de la recherche) la plus fiable ?
Je
suis totalement incapable de répondre à cette dernière question.
Je vais me contenter de partager un graphique. Je considère cette
histoire très parlante, mais pas assez connue. C’est pourquoi je
l’ai déjà évoquée sur ce blog ici .
Voici
l’évolution de la mortalité due à la mort inattendue du
nourrisson de 1970 à 2002.
Dans
les années 70, en se fondant sur une étude concernant des
nourrissons nés prématurément, réalisée en milieu hospitalier,
des pédiatres hospitaliers ont conclu qu’il était préférable de
coucher les bébés sur le ventre. La conclusion a été extrapolée
à tous les nourrissons, vivant à domicile.
Le
conseil de couchage sur le ventre est donné pendant une vingtaine
d’années. (Je vous conseille de coucher ainsi car les études
disent que… = EBM). Malgré la parole divine
médicale, des parents n’ont probablement pas suivi ce conseil. On
peut imaginer que certains de ces parents ont d’ailleurs été
conspués : « Folie, criminels, inconscience,
maltraitance ! ». Certains ont peut-être même été
signalés aux services sociaux.
On
observe pourtant sur le graphique la nette augmentation du nombre de
morts inattendues du nourrisson à partir du moment où ce conseil a
été divulgué. ( Rappelons-nous à cet instant de ce propos : "Pourquoi donner la parole à des statisticiens, des personnes qui n’ont jamais vu un malade ? Ça me fout hors de moi"...)
Dès
les années 80, des pédiatres hospitaliers* se questionnent. « Euh,
les gars, en fait, si on s’était trompés au sujet du couchage sur
le ventre ? Parce que là on dirait bien que les chiffres, les
statistiques parlent en notre défaveur ». Voilà une question
à creuser. Ils la creusent.
Ils
présentent leurs travaux lors de congrès de pédiatrie alors que la
majorité de la profession reste persuadée du bien-fondé du
couchage sur le ventre. Minoritaires, osant contredire des sommités,
ils se font huer. (Petit rappel : "vous faites de la santé publique, moi je sauve des patients"...)
Dans
les années 90-95, preuves statistiques à l’appui, on abandonne le
couchage sur le ventre. Des campagnes nationales d’information sont
instaurées pour inciter les parents à coucher leur progéniture sur
le dos. Le nombre annuel de morts inattendues du nourrisson est
divisé par 4…
Cette
histoire est intéressante car non polluée par un autre facteur dont
je n’ai pas encore parlé : l’influence de l’industrie
pharmaceutique et autres groupes de pression.
Imaginons
ce qui peut advenir lorsque leurs pouvoirs s’exercent directement
sur le médecin, ou indirectement en s’infiltrant dans les études.
Quid de l’EBM dans ces conditions ?
Elle
est intéressante car elle incite à toujours conserver un regard
critique : les études disent que, prouvent que ? Oui mais
disent quoi ? Prouvent quoi ? Qui les a menées ? Sur
qui ? Dans quelles conditions ?
Ce
qui se fait à l’hôpital est important, nécessaire mais ce n’est
qu’une vision, automatiquement biaisée, qui ne correspond pas à
toute la médecine, à toute la population, donc n’extrapolons pas.
Cela
justifie par exemple l’importance de poursuivre la construction de
la filière universitaire de médecine générale. J’irais même
au-delà en parlant de filière universitaire de médecine
ambulatoire afin d’alimenter au mieux et de façon exhaustive
l’expertise externe de l’EBM. L’intérêt n’est pas qu’une
poignée de généralistes pavane avec leur titre de professeur
pour imposer leurs dogmes en balayant d’un revers de main
d’éventuelles études hospitalières n’allant pas dans leur sens
tout en assénant qu’ils sauvent des vies EUX ! Mais plutôt
d’avoir des forces vives, des personnes compétentes et motivées
pour lancer des études, faire de la recherche dans un domaine où
tout reste à explorer, puis débattre sereinement, scientifiquement, confraternellement, dans l’intérêt des patients.
En
attendant, quoi qu’il advienne, quelle que soit sa spécialité, le
médecin continuera à passer par le stade pré-pubère, atteindra
ensuite plus ou moins rapidement le stade pubère en étant persuadé
que c’est celui de la maturité. Je ne sais pas si on atteint ce
dernier stade un jour. La seule chose dont je suis sûr, c’est que
les patates l’atteignent elles, et qu’on peut alors aller les
ramasser. Je l'ai vu de mes yeux, dans le champ de mon grand père, juste avant mon premier stage en hémato.
* Pr Jean Sénécal, Pr Michel Roussey and co CHU Rennes
* Pr Jean Sénécal, Pr Michel Roussey and co CHU Rennes
Très bien. J'envoie ça à tous mes étudiants
RépondreSupprimerGénial la comparaison avec le couchage. Particulièrement explicite.
RépondreSupprimerL'héritage passé de la "médecine est un art" dans toute sa splendeur... Et l'incapacité de penser des résultats en termes de "collectif".
Merci pour ce chouette billet !
Ce billet est génial. Ce billet est nécessaire, et mérite diffusion à tous les médecins, et les autres soignants, et les chercheurs, et les journalistes, et les patients, et leurs proches. Tout le monde, quoi. . Et en plus ça se lit tout seul! <3
RépondreSupprimerOui oui oui !!! Magnifique, partageons ce lien +++
RépondreSupprimerQuand on a ça dans la tête on est forcement quelqu'un de Bien.
RépondreSupprimer"Il me semble difficile en 2014 d’exercer correctement la médecine sans tenter de faire cet aller-retour régulier entre ce que je pense, ce que j’observe, ce que j’ai appris / ce que les autres pensent, observent et peuvent m’apprendre / ce que le patient pense, observe et peut m’apprendre"
Merci Doc pour ce très chouette post !
Nice share thanks for posting
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